Ville de Deauville, station balnéaire (Calvados).

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Deauville fait partie de cette deuxième génération de stations balnéaires qui émergent ex nihilo sous le Second Empire : il n’y avait pas grand-chose à Cabourg, Houlgate, Arcachon, ni même à Monte-Carlo, avant qu’une urbanisation ordonnée ne vienne remplir ces « territoires du vide ». Selon l’expression d’Alain Corbin, reprise par Bernard Toulier,… . Mais, à

Deauville, ce territoire était encore un peu plus vide qu’ailleurs. À Cabourg, une société immobilière doit racheter les dunes… : s’il existait bien un petit village, avec 120 habitants, sur les flancs du Mont Canisy, l’emplacement de la ville nouvelle, sur près de 200 ha, n’est encore en 1859 qu’un marais, entrecoupé de gabions, dépourvu de constructions. À l’exception de deux phares et d’une maison, augmentés… et surtout, de toutes contraintes parcellaires : le site est désertique, la page est vierge. En dix ans, s’élève une ville, construite selon un plan d’urbanisme rigoureux et équipée d’infrastructures portuaires et ferroviaires, mais une ville vouée à la villégiature, avec ses villas à l’architecture éclectique, et aux loisirs, avec un triptyque emblématique, le casino, l’hippodrome et l’établissement de bains. D’emblée également, les promoteurs, qui sont aussi les premiers propriétaires et les premiers usagers de la station, lui confèrent une image de résidence luxueuse et prestigieuse que celle-ci sauvegardera jusqu’à nos jours malgré quelques vicissitudes.

Deauville, carte maximum, 14/05/2010.

De cette remarquable opération d’urbanisme, il ne reste, jusqu’à preuve du contraire, aucun témoignage, aucune narration, aucune pièce d’archives de la main des fondateurs eux-mêmes qui permettraient d’éclairer leur rôle précis, leurs intentions ou les discussions qui ont accompagné l’élaboration et la réalisation de leur projet. Ne subsistent donc que des documents administratifs, des actes notariés, des articles de presse, quelques rares photographies qui en disent cependant suffisamment pour comprendre les raisons (et les limites) d’un succès, mais pas toujours assez, dans l’état actuel des connaissances, pour lever certaines obscurités. Je remercie vivement Lionel Duhault et Didier Hébert de m’avoir…. Si au premier abord, Deauville paraît être le pur produit de la spéculation immobilière et d’un affairisme sans complexe, c’est aussi le résultat d’une rencontre, qui ne doit rien au hasard, entre un grand seigneur visionnaire, le comte de Morny. Morny est nommé duc en juillet 1862. Sur Morny, voir Agnès…, et une solide équipe de financiers, d’architectes et d’entrepreneurs qui ont su conjuguer leurs talents et leur savoir-faire pour parvenir à leurs fins.

Un concours de circonstances explique l’état d’abandon dans lequel se trouvent les marais en 1859. Leur propriété est disputée entre la commune, qui entend préserver les droits de pâture sur des biens qu’elle estime communaux, et un propriétaire privé, Pierre Alexandre Auger, qui a acheté l’ensemble en 1824, à ses risques et périls, au duc de Brancas. Il s’agit de Louis-Marie Buffile de Brancas ((1772-1852), pair…. Auger obtient un premier jugement en sa faveur en 1833, mais la commune fait appel. L’affaire se complique par l’entrée en lice dans les années 1850 des héritiers Brancas qui contestent eux-aussi la vente de 1824. La commune obtient finalement gain de cause en première instance en 1853, en appel en 1857, devant la Cour de cassation enfin le 14 mars 1859 . Dès lors se pose la question de l’affectation de ces terrains qui est évoquée sans attendre au conseil municipal du 16 avril : le maire, Auguste Brunet, plaide alors pour la vente du Petit marais, le long de la côte, qui serait destiné « à recevoir des constructions, à se transformer comme les autres rivages de la région, à devenir le siège d’établissements importants, à faciliter l’agrandissement de Trouville »

Le marais de Deauville, que l’industrie va transformer en une grande cité maritime, n’est point, comme on pourrait le supposer d’abord, un paradis à grenouille. C’est une vaste prairie aux brumeux horizons, qui s’allonge sur la rive gauche de la Touques entre deux gracieuses chaînes de collines boisées. Son herbe courte et rude, ses quelques flaques d’eau hérissées de roseaux, son étendue, sa solitude, ses grands bestiaux en pleine liberté, lui donnent un aspect sauvage.

Deauville, daguin illustré, 1924.

Vers son extrémité, aux abords de la mer, le terrain change tout à coup de nature. Il devient aride, il se renfle et s’accidente à chaque pas, il forme une suite de monticules et de ravins comparables à des vagues immobilisées, à des vagues de sable. Là, plus de pâture ; à peine quelques ivraies sans cesse agitées par le vent qui les dessèche, et parfois, dans des espaces plus à l’abri, d’épais et bas halliers de joncs marins, épineux, inextricables et d’un vert bleuâtre. Rien de triste, rien d’inhabité, rien de muet comme cette espèce de Sahara normand. Il rappelle tout à la fois la steppe et la savane, les pampas et le désert. On ne serait pas surpris d’y voir passer une caravane. On y cherche des Peaux-Rouges. Le seul bruit qui s’y fasse entendre, c’est celui de la marée qui monte ; les seules créatures qui s’y laissent voir, ce sont des oiseaux de mer, des bandes de corbeaux et souvent, très souvent, à travers les archipels d’ajoncs, un lapin effaré qui passe. »

Les perspectives de développement balnéaire sont en effet considérables : une douzaine de plages normandes sont déjà fréquentées vers 1850 . Gabriel Désert, La vie quotidienne sur les plages normandes du…. Cabourg est créé en 1854, Villers-sur-Mer en 1856, Houlgate en 1858. D’après Didier Hébert, « Deauville : création et développement… ; Trouville, de l’autre côté de la Touques, est en plein essor depuis les années 1830. Philippe Dupré, « Le tourisme à la conquête du littoral… et le Journal de Rouen constate dès septembre 1846 que « la fashion parisienne lui accorde une prédilection particulière » et que les « hôtels somptueux » et les « bains organisés avec luxe et confort » procurent « aux baigneurs les plaisirs qu’on demande à la campagne et le bien-être qu’on peut trouver à la ville ». Cité par Jean-Pierre Chaline, « La Normandie dans les…. Mais Trouville est à l’étroit et son maire, le baron Nicolas Clary, lorgne depuis quelque temps vers les grands espaces des marais de Deauville. Il propose en 1855 la réunion des deux communes, ce à quoi s’oppose le Conseil d’État l’année suivante en arguant de l’absence d’un pont sur la Touques pour relier les deux populations. Marie-Françoise Moisy, « 1855, l’année ou l’actuel Deauville…. Un autre élément nouveau augmente encore l’intérêt de cet espace vierge. Si le train de Paris arrive jusqu’à Pont-l’Évêque, à 11 km seulement de Trouville, depuis le 1er juillet 1858, la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest obtient par la loi du 11 juin 1859 la concession du prolongement de la ligne jusqu’à Trouville. Cette loi approuve la convention du 29 juillet 1858.

Il fallait néanmoins être sur place et bien informé pour comprendre toute la portée de ces décisions de 1859. C’était sans nul doute le cas du docteur Joseph Olliffe et d’Armand Donon, et de leur intermédiaire, Desle François Breney, qui transmet à la mairie de Deauville leur offre d’achat des marais au cours de l’été 1859. Breney (1804-1891) et Olliffe (1808- 1869) se connaissent de longue date : le premier, architecte formé à Paris, s’installe à Trouville en 1844, et vend au second, un médecin anglais, un terrain, contigu à sa propriété, sur lequel il lui construit une maison. Breney, né à Luxeuil, est élève aux Beaux-Arts à Paris…. D’emblée, la maison Breney accueille un « cercle », mais Olliffe inaugure en juillet 1847 un « salon », c’est-à-dire un casino, construit par Breney qui est devenu conseiller municipal en juin. Il devient premier adjoint en mars 1848. Dans les années 1850 , les deux hommes ont toutes les cartes en mains pour spéculer, construire villas et hôtel, gérer leur patrimoine et tirer profit de l’essor de la station. En 1859, Olliffe est médecin de l’ambassade d’Angleterre mais aussi médecin particulier du comte de Morny auquel il administrait des pilules arsenicales censées lui éviter les défaillances sexuelles et lui permettre de maintenir le rythme soutenu de ses conquêtes féminines.

Quant à Armand Donon (1818-1902), c’est un banquier parisien de tout premier plan : gérant de la banque Donon, Aubry, Gautier & Cie, fondée en décembre 1851 au lendemain du coup d’État, il est très actif au cours des années 1850 dans les affaires ferroviaires et minières. Il devient en 1853 consul à Paris de l’Empire ottoman. Il est aussi très proche de Morny, si bien que, lorsque « Morny est dans l’affaire » selon l’expression consacrée, c’est Donon qui est à la manœuvre et en dénoue les fils. Les deux hommes sont notamment partenaires dans la mise en valeur du Massif central ; ils viennent par ailleurs de remporter un grand succès par la fondation, le 7 mai 1859, du Crédit industriel et commercial (CIC), première banque de dépôts créée en France sur le modèle anglais : le projet, porté dès l’origine par Armand Donon et par un négociant anglais, William Gladstone, n’a pu aboutir que par l’influence de Morny auprès de Napoléon III, son demi-frère. Nicolas Stoskopf, Les patrons du Second Empire, Banquiers et….

Ces premiers intervenants dans la fondation de Deauville combinent donc une excellente connaissance du terrain local (Breney, Olliffe) et une expérience consommée des grandes affaires (Donon) avec l’influence et l’entregent du comte de Morny qui reste toutefois en retrait au cours de cette première phase. Plusieurs éléments-clés du modèle de développement des stations de la Côte fleurie sont d’ores et déjà en voie d’être réunis : maîtrise du foncier, unicité de la structure dirigeante, liaison organique avec le marché par les infrastructures.

La proposition d’achat de Donon et d’Olliffe, transmise par Breney, intervient alors que la commune a lancé les opérations préliminaires à la vente. L’agent-voyer Lefèvre procède à l’estimation des terrains : partant d’un revenu annuel de 7 559 francs, il arrive à une valeur de 226 791 francs qu’il porte finalement à 400 000 francs pour tenir compte de la proximité de Trouville et des projets de construction et d’extensions ferroviaires et portuaires. Bien que daté du 20 septembre 1859, le contenu de ce rapport était sans doute connu de Donon et d’Olliffe qui ont l’habileté de proposer exactement le double, soit 800 000 francs. Le conseil municipal s’empresse d’accepter cette offre par une délibération du 31 août. Dès le lendemain, Donon et Olliffe transmettent une soumission officielle qui fait l’objet d’un nouveau vote positif du conseil municipal le 29 septembre. Le 10 novembre, c’est au tour du préfet du Calvados de donner son accord. Voir Lionel Duhault, qui fait référence aux documents des…. L’acte notarié est signé le 1er décembre par Breney, mandataire de Donon et d’Olliffe. Il permet à ces derniers d’entrer en possession des 177 ha des marais de Deauville à partir du 1er janvier 1860 contre 800 000 francs (soit environ 4 500 F/ha) payables en deux annuités d’un dixième à compter du 1er janvier 1861.  Sur ces 177 ha, 165 sont acquis en pleine propriété, 12 ha, comprenant une source d’eau vive, font encore l’objet d’un litige sur les limites communales entre Deauville et Tourgéville qui est relancé par la vente des marais. Mais les prétentions de Tourgéville sont définitivement rejetées par la cour d’appel de Caen le 19 avril 1861.

Centenaire de Deauville, épreuve de luxe.

Entre-temps, Donon et Olliffe obtiennent par décret impérial du 4 août 1860 la concession des lais de mer d’une superficie de 11 ha, au prix de 1 280 francs l’hectare, à charge pour eux d’établir une digue avec un chemin public de 20 mètres de largeur. Mais constatant que les relevés ont été faits d’après un plan du rivage remontant à 1854 qui place la limite précédente 60 à 70 mètres en arrière de la laisse des pleines mers de vives eaux d’équinoxe, la préfecture leur concède à nouveau en novembre 1860 une dizaine d’hectares supplémentaire au même prix. Les acquéreurs font une excellente affaire ! Pour un prix 3,5 fois inférieur à celui des marais, ces 21 hectares de dunes sont en réalité les terrains qui ont la valeur la plus élevée ; ils sont par exemple revendus au prix de 200 000 F/ha au marquis de Salamanca lorsque celui-ci achète 65 ares en juillet 1864 pour construire sa villa face à la mer.

Au total, Donon et Olliffe deviennent donc propriétaires en 1859-1860 de 199 ha 58 a. Lorsqu’expirera en septembre 1860 l’obligation de maintenir en location les gabions dans les marais, la voie sera totalement libre pour construire la ville nouvelle.

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Sources : CAIRN, YouTube.