Joseph Juste Scaliger, érudit.

Joseph Juste Scaliger, fils de Jules César Scaliger, né le 4 avril 1540 à Agen et mort le 21 janvier 1609 à Leyde, est l’un des plus grands érudits français du XVIe siècle. Il surpassa son père comme philologue, et se fit en outre un nom comme chronologiste et historien. Il fut longtemps sous la protection amicale de la famille de Chasteigner, et parcourut la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Écosse. Il embrassa la religion réformée (1562) et fut précepteur de cette même famille noble au sud de la Touraine, notamment dans leur château de Preuilly, il fut nommé professeur à l’Académie de Genève et ensuite appelé à l’Académie de Leyde en 1593, comme successeur de Juste Lipse.

Il est considéré comme le créateur de la science chronologique et  notamment de la période julienne (en hommage à son père), utilisée en astronomie, qui permet une datation indépendante du calendrier en vigueur. Vaniteux comme son père, il prétendit, dans une lettre intitulée : De vetustate gentis Scaligerae, faire remonter sa noblesse jusqu’aux rois Alains. Il eut aussi, comme son père, de vives querelles avec plusieurs de ses contemporains, notamment avec Scioppius, qui n’eut pas de peine à démontrer la fausseté de leur généalogie.


À la mort de son père, il fréquenta quatre ans l’université de Paris, où il commença à étudier le grec avec Adrien Turnèbe. Mais au bout de deux mois, il lui parut qu’il n’avait pas le niveau requis pour suivre avec profit les conférences du plus grand helléniste de l’époque. Il lut Homère en vingt-et-un jours, puis dévora tous les autres auteurs grecs à sa portée, poètes, orateurs et historiens, composant pour lui-même une grammaire à partir de toutes les difficultés ou singularités qu’il y rencontrait. Du grec, il passa à l’hébreu sur une suggestion de Guillaume Postel, puis se mit à étudier  l’arabe ; il acquit une profonde connaissance de ces deux langues.

Catéchisé par Pierre Viret, il embrassa la foi réformée en 1562. Son maître le plus influent fut Jean Dorat, qui non seulement savait instiller le savoir,  mais aussi provoquer l’enthousiasme. C’est d’ailleurs à Dorat que Scaliger dut d’avoir un toit pour les années suivantes, puisqu’en 1563 le professeur proposa son étudiant comme compagnon de voyage au jeune seigneur de La Roche-Posay, Louis de Chasteigner. Une étroite amitié attacha ces deux hommes, et elle devait perdurer jusqu’à la mort de Chasteigner en 1595. Ils allèrent d’abord à Rome et y trouvèrent Marc-Antoine Muret qui, lorsqu’il résidait à Bordeaux puis à Toulouse, rendait de fréquentes visites à Jules César Scaliger à Agen. Muret s’aperçut rapidement des talents du jeune Scaliger, et le présenta à plusieurs savants romains.

Après avoir visité une grande partie de l’Italie, les deux voyageurs partirent pour l’Angleterre et l’Écosse, passant par La Roche-Posay4. Scaliger eut une mauvaise impression des Anglais, auxquels il reprochait leur attitude  distante et leur manque d’hospitalité envers les étrangers. Il fut également déçu du petit nombre d’érudits et de manuscrits grecs qu’il trouva Outre-Manche. Il ne devait se lier à Richard Thomson et d’autres Anglais que des années plus tard. Au fil de ses voyages, il se fit huguenot.

De retour en France, il passa encore trois ans hébergé par les Chasteigner, qu’il accompagnait dans leurs différents châteaux du Poitou, à quoi les poussait la guerre civile. En 1570, il accepta l’invitation de Jacques Cujas et gagna Valence pour y étudier le droit auprès du plus célèbre juriste. Il y demeura trois ans, profitant non seulement des leçons, mais aussi de la prodigieuse bibliothèque de Cujas, qui n’emplissait pas moins de sept pièces et comportait quelque 500 manuscrits.

Le massacre de la Saint-Barthélemy (qui survint alors qu’il allait  accompagner l’évêque de Valence pour une ambassade en Pologne) fit fuir Scaliger et d’autres huguenots vers Genève, où on le nomma professeur de l’Académie. Il y donnait des conférences sur l’Organon d’Aristote et le De Finibus de Cicéron à la grande satisfaction de ses étudiants, sans pourtant s’en contenter lui-même. Il détestait les cours magistraux et les prêches des pasteurs fanatiques l’ennuyaient : il rentra en 1574 en France et passa les vingt années suivantes auprès des seigneurs de Chasteigner. Cette année-là, il publia, à l’occasion de son passage à Lyon, des commentaires de la traduction d’Ausone par son ancien maître Étienne Élie Vinet, ouvrage qui l’a fait un temps suspecter, à tort, d’indélicatesse, sinon de plagiat.

On dispose de nombreux détails et de plusieurs récits sur cette période de sa vie grâce à l’édition Tamizey de Larroque des Lettres françaises inédites de Joseph Scaliger parues à Agen en 1881. Parcourant sans cesse le Poitou, la Touraine et la Marche5 à cause du climat insurrectionnel qui déchirait les provinces, prenant lui-même son tour de garde à l’occasion, portant même une fois la pique lors d’une expédition contre les hommes de la Ligue, privé d’accès aux bibliothèques et même souvent séparé de ses livres, cet épisode de sa vie paraît des plus stériles pour l’étude. Scaliger jouissait malgré tout de ce que très peu de ses concitoyens pouvaient avoir : du temps libre et le détachement des contingences financières.

C’est vers cette époque qu’il composa et publia ses livres de critique historique. Ses éditions des Catalecta (1575), de Festus (1575), de Catulle, Tibulle et Properce (1577) sont l’œuvre d’un chercheur déterminé à comprendre et à jauger les auteurs. Le premier, Scaliger posa et mit en application des règles fermes de critique textuelle et d’émendation. Il réforma la pratique de la critique des textes en substituant aux leçons hasardeuses une « méthode rationnelle soumise à des règles invariables ».

Mais ces travaux, s’ils confirmaient Scaliger comme le premier latiniste et critique de son temps, ne dépassaient pourtant pas le stade de la simple érudition. C’est grâce à son édition des Astronomica de Manilius (1579), et à son De emendatione temporum (1583), qu’il allait passer à la postérité en révolutionnant les idées reçues sur la chronologie. Il y montrait que l’histoire ancienne ne pouvait se confiner à celle des Grecs et des Romains, mais devait aussi inclure celle des Perses, des Babyloniens et des Égyptiens, jusque-là négligés, et celle du peuple juif, traitée alors comme une branche des études bibliques ; il invitait à faire une critique comparative des récits historiques et des fragments de l’histoire de ces peuples, avec leurs  systèmes de chronologie propres. Cette innovation distinguait Scaliger de ses contemporains, qui, à défaut de relever l’importance de cette approche, prisaient fort ses compétences de grammairien et d’helléniste. Son commentaire sur Manilius est à lui seul un traité d’astronomie ancienne, et il sert d’introduction au De emendatione temporum. Dans cet ouvrage, Scaliger s’intéresse aux anciens systèmes de datation par époques, aux calendriers et aux calculs de dates. S’appuyant sur le système de Nicolas Copernic (une curiosité pour l’époque) et sur d’autres auteurs, il tâche de tirer au clair les principes utilisés par les Anciens.

Il passa les vingt-quatre dernières années de sa vie à augmenter son De emendatione. C’est ainsi qu’il parvint à reconstituer la Chronique perdue d’Eusèbe, l’un des plus précieux documents de l’Antiquité, particulièrement du point de vue de la chronologie. Il la publia en 1606 dans son Thesaurus temporum, livre où il avait compilé, rétabli et mis en ordre tous les faits connus par les littératures grecque et latine.

Lorsqu’en 1590, Juste Lipse prit sa retraite de l’université de Leyde, l’université et ses protecteurs, les États généraux des Provinces-Unies et le prince d’Orange, décidèrent de nommer Scaliger comme son successeur. Scaliger refusa ; il détestait, ainsi qu’on l’a dit, les cours magistraux, et certains de ses amis s’imaginaient qu’avec l’avènement d’Henri IV, les Belles-Lettres allaient renaître en France et que le protestantisme n’y ferait plus l’objet de discriminations. Les autorités de l’université renouvelèrent leur invitation avec toute la diplomatie souhaitable l’année suivante : on y assurait Scaliger qu’il n’aurait pas même à donner de cours, que l’université se contenterait de sa présence, et qu’il disposerait de ses loisirs à sa guise. Scaliger accepta cette offre à toutes fins utiles. Au milieu de 1593, il partit pour les Pays-Bas, où il allait passer les treize dernières années de sa vie, sans jamais retourner en France. Sa réception à Leyde combla ses  espérances. Il fut pourvu d’une pension confortable, et traité avec la plus haute considération. On ne lui discutait pas ses prétendus titres d’aristocrate de Vérone (qu’il alléguait en référence à la famille des Scaligeri ; voir infra). Leyde se trouvant à mi-chemin entre La Haye et Amsterdam, Scaliger pouvait profiter, outre des cercles intellectuels de Leyde, des avantages du meilleur monde de ces deux métropoles : car Scaliger n’était pas vraiment un ermite plongé dans ses livres ; il se délectait de relations mondaines et passait pour un aimable causeur.

Les sept premières années de son séjour à Leyde, sa réputation se maintint au zénith. Son jugement littéraire était sans réplique. De sa chaire de Leyde, il régnait sur le monde des Lettres ; il faisait et défaisait les réputations, était entouré d’un aréopage de jeunes pressés d’entendre sa conversation. Il encouragea Grotius (qui n’avait que seize ans) à éditer Martianus Capella. Lorsque le jeune Franciscus Dousa mourut prématurément, il le pleura comme un fils. Daniel Heinsius, son étudiant préféré, devint son ami.

Mais dans le même temps, Scaliger se créait de nombreux ennemis. S’il méprisait l’ignorance, il éprouvait une haine farouche envers la demi-érudition, et par-dessus tout la mauvaise foi dans l’argumentation ou les citations approximatives. Entiché d’honneur et de loyauté, il ne tolérait ni les arguments bancals, ni les imprécisions de ceux qui prétendaient défendre une thèse ou plaider une mauvaise cause. Ses sarcasmes agressifs finirent par parvenir aux oreilles de ses victimes, et encore sa plume n’était-elle pas moins dure que sa langue. Imbu de son magistère, il maniait la moquerie sans nuance, et d’ailleurs n’avait pas toujours raison sur le fond : comme il se fiait énormément à sa mémoire, il n’était pas à l’abri d’une erreur. Et ses émendations, si elles étaient généralement bonnes, étaient parfois absurdes. De même, en tant que pionnier de la chronologie scientifique, il lui est arrivé de s’en remettre à des hypothèses incorrectes ou même ridicules, souvent par suite d’inductions abusives ; de se méprendre sur le savoir astronomique des Anciens, de ne pas saisir exactement les propos de Copernic ou de Tycho Brahe : car en vérité, il n’était pas géomètre, ce qu’un François Viète lui fit bien comprendre.

Après diverses diatribes aussi vives que stériles des Jésuites, on entreprit une approche plus sûre en 1607. Le point faible de Scaliger, c’était l’orgueil : n’avait-il pas publié en 1594 une Epistola de vetustate et splendore gentis Scaligerae et J. C. Scaligeri vita (« Lettre sur l’antiquité et la grandeur de la famille Scaliger… »)? Aussi, en 1601, Gaspar Scioppius, stipendié par les Jésuites, rédigea-t-il un pamphlet intitulé Scaliger hypololymaeus (« Le prétendu Scaliger »), un ouvrage in-quarto de plus de quatre cents pages, écrit avec un art consommé dans un style incisif, avec toute la mauvaise foi dont l’auteur était capable, et toute la vigueur de ses impitoyables sarcasmes. Tout ce qu’on peut trouver de choquant sur Scaliger et sa famille s’y trouve ramassé. L’auteur se fait fort de relever plus de cinq cents mensonges dans l’Epistola de vetustate de Scaliger, mais la cible principale du livre est la fausseté des prétentions à une parenté avec les Della Scala de Vérone, et le récit de l’enfance des parents de Scaliger. « Il n’y a pas, dit Pattison, de meilleure preuve de l’impression suscitée à l’époque par cette acerbe philippique, que le fait qu’elle constitue la source essentielle des biographies de Scaliger qui ont eu cours jusqu’à nos jours. »

Pour Scaliger, ce fut un coup dur. Quelles qu’aient pu être les convictions de son père Jules, Joseph s’était toute sa vie imaginé être réellement un prince de Vérone, et son Epistola exposait avec une bonne foi naïve et sans preuve tout ce qu’il avait entendu de son père. Il répondit immédiatement au pamphlet de Scioppius, par un écrit intitulé Confutatio fabulae Burdonum. Il est écrit avec une modération et une politesse inaccoutumée chez lui, et peut-être pour cette raison même, cette réplique eut beaucoup moins d’écho que son auteur l’aurait souhaité. Pattison estime qu’en tant que réfutation de Scioppius, il est très complet, mais il y a des raisons de douter de certains de ses arguments car, si Scaliger montre qu’indubitablement Scioppius a commis davantage d’erreurs qu’il n’en a corrigées, que son livre fourmille de purs mensonges et de calomnies sans fondement, il n’apporte aucune preuve des allégations de son père sur les origines familiales, ni aucune information sur ce que ses parents faisaient avant d’arriver dans la ville d’Agen. Il n’entreprend pas même de démentir le point essentiel établi par Sciopius, à savoir que Guillaume, dernier prince de Vérone, n’avait aucun fils du nom de Nicolas, le supposé grand-père de Jules Scaliger…

Qu’elle soit exhaustive ou non, toujours est-il que cette Confutatio n’eut aucun succès : la cabale des jésuites avait finalement abouti, et bien au-delà de leurs propres espérances. Scioppius se vantait que son livre eût « tué » Scaliger ; il assombrit certainement les derniers mois du savant, et abrégea peut-être son existence, car la Confutatio devait être son dernier livre. Cinq mois après sa parution, le 21 janvier 1609, à quatre heures du matin, il rendit l’âme dans les bras de Heinsius. Par testament, il légua sa  bibliothèque (« tous mes livres de langues étrangères, Hebraiques, Syriens, Arabiques, Éthiopiens ») à la Bibliothèque universitaire de Leyde.

Source : Wikipédia.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.