Mareb, capitale de la reine de Saba (Yémen).

Un siècle avant J.-C., un historien grec, Diodore de Sicile, parlait le premier du Royaume de Saba, qui occupait l’Arabie du Sud antérieurement aux Royaumes Himyarites. Enrichie par le commerce de l’encens, la capitale était ornée de temples aux colonnes carrées, aux chapiteaux d’or et d’argent. Des reines le gouvernaient, parmi lesquelles Bilkis qui vint, mille ans avant notre ère, rendre visite au Roi Salomon. De puissantes digues

assuraient la fertilité du pays en régularisant le cours des torrents, mais plus tard, tout devint ruines. Et on eut des raisons de penser que les restes de l’ancienne capitale se trouvaient à Mareb, petite ville en bordure du Rob el Khali, le grand désert du Sud de l’Arabie.

Mareb était occupée par des tribus bédouines particulièrement  indépendantes et farouches, persuadées de détenir en leur sol un trésor dont elles défendaient l’accès. En 1843, un Français, Arnaud, réussit cependant à l’atteindre et donnait la première description du Temple de Bilkis, ainsi que des anciennes digues. Après lui, quelques audacieux renouvelèrent l’exploit ; mais la visite des ruines restait interdite quand, en 1951, un Américain, Wendell Phillips, obtint de l’Imam Ahmed la permission d’y faire des fouilles pendant un an.

W. Phillips n’avait pas alors les fonds nécessaires pour donner aux travaux l’importance souhaitable. Il installa à Mareb un spécialiste de l’écriture sud-arabe, le docteur Jamme, et repartit aux U.S.A. pour faire sur son bref voyage une tournée de conférences destinée à financer l’expédition. Il revint au Yémen en février 1952. Mais, pour différentes raisons, la situation ne lui était plus favorable. L’Imam refusa de renouveler le contrat qui touchait à sa fin. À peine arrivée, l’expédition dut repartir en abandonnant son matériel. En mars 1952, une mission du Gouvernement yéménite se préparait à faire l’inventaire de ce qui était resté à Mareb. Je sollicitai la permission d’en faire partie et reçus de l’Imam une réponse favorable, deux heures avant le départ de l’avion.

Entre Sanaa et Mareb, il n’existe pas de piste carrossable. Par terre, le voyage à mulet ou chameau dure huit jours. En avion, c’est l’affaire de trois quarts d’heure. Au-dessous de nous, s’étendait un pays désolé, bien différent des fertiles montagnes du Sud ou de l’Ouest. Plus nous nous enfoncions en centre de l’Arabie, plus le relief s’aplatissait en une plaine usée par l’érosion, réveillée parfois d’images volcaniques récentes. En vue aérienne, les cratères sont très nets : une couronne de roches noires dont le centre est occupé par une nappe de sable clair, comparables aux lacs de nos volcans éteints. Pendant les dernières minutes de vol, le désert est visible à l’horizon, comme une large étendue jaune bordant des pentes rocheuses et sombres. La ville de Mareb est située à peu de distance des sables, et doit son importance actuelle à un marché fréquenté des nomades. Des caravanes emmènent vers Sanaa le sol des mines voisines, et rapportent différents objets de consommation.

Mareb, sur une petite colline, domine nettement la plaine avoisinante. Nous devions loger à la Hakouma, un peu en dehors de la ville. C’est une enceinte fortifiée datant de l’occupation turque. Les murs, en larges blocs de pierre claire, sont soulignés de bandes noires d’un effet décoratif sévère, mais heureux. Les angles flanqués de tours, la porte protégée de bastions, montrent que ceux qui l’occupèrent n’étaient guère sûrs du voisinage. À droite et à gauche de la voûte d’entrée, une double haie d’askaris s’ouvrit en un large éventail pout nous accueillir. Sur le bord de la route, un groupe de soldats s’affairait autour d’un canon qui tira quelques coups pour saluer l’arrivée du Vice-Roi, monté sur un chameau blanc, entouré d’askaris chantant le « Samel ».

Dès qu’il eut mis pied à terre, le Prince nous pria de le suivre et nous fîmes ensemble notre entrée à la Hakouma. Au milieu de la cour s’élève un bâtiment précédé d’un escalier extérieur. La terrasse supérieure est entourée de plusieurs chambres qui nous furent distribuées. Le Prince Hassan prit la plus petite, mais la plus haute et la plus ouverte. Pour un Prince yéménite, toujours fier de son sang bédouin, aucun confort dans aucun palais ne vaudra jamais une belle vue sur les larges espaces de son pays.

En attendant le déjeuner, un askari tout bardé de poignards vint nous apporter, avec zèle et gentillesse, d’innombrables petites tasses de café. Devant la porte d’entrée de la salle à manger, trois soldats maîtres d’hôtel : l’un porte-savon, l’autre porte-serviette, le troisième nous arrosant les mains au-dessus d’un bassin de cuivre.

Sympathique repas, toute la mission accroupie autour d’une natte de paille. Seul d’entre nous, le Professeur Girolami n’avait pas l’habitude de manger avec ses doigts. Mais poulet en main, il nous démontra avec une parfaite bonne grâce qu’il est très facile de revenir à l’état de nature. Après le déjeuner, il fut décidé que nous visiterions les locaux où W. Phillips avait déposé le résultat de ses fouilles.

C’est un hangar assez sombre, contenant une dizaine de caisses où les objets sont emballés dans la fibre. La pièce la plus intéressante est une statue de bronze vert d’un mètre de haut, représentant un homme debout. Coiffure arrondie, larges yeux très ouverts, immense nez au-dessus d’une petite bouche pincée, mince collier de barbe bouclée, son visage est d’une facture très originale, qui pourrait évoquer

l’art archaïque grec. Les bras à demi fléchis, il semble serrer quelque chose dans ses poings. Sur son dos, une peau de bête dont les pattes se croisent par devant. Il marche en avançant la jambe gauche, le corps d’aplomb, les pieds bien à plat, selon la règle des sculptures très anciennes. Et une inscription nous donne son nom : c’est Maad Karib, dont la statue en bronze a été offerte au Dieu de la Lune par un nommé Amdahar.

12Parmi les autres morceaux, de valeur inégale, une tête me semblait fort belle et j’obtins la permission de la sortir dans la cour pour la  photographier. Elle est d’une finesse parfaite et un musée s’en  enorgueillirait à l’égal des plus belles pièces de l’art grec ou crétois. Tous ces objets, découverts dans le Temple de Bilkis, laissent prévoir ce que pourraient donner des fouilles plus complètes. Ce sont des bronzes légers, verdis et minces, dont l’intérieur creux est consolidé d’une sorte de ciment. S’agit-il de pièces importées de l’étranger ou fabriquées ici par des Grecs émigrés, ainsi que le supposent les plus récentes hypothèses ? Seule une expertise approfondie pourrait éclairer la question.

13Une autre chambre est remplie d’objets d’albâtre, de provenance certainement locale. De nombreuses tablettes sont couvertes d’écriture sabéenne, qu’on suppose d’origine phénicienne, mais qui n’est pas encore entièrement déchiffrable. Ce sont des textes votifs, célébrant les actions de tel grand personnage en l’honneur d’une divinité. À côté des tablettes d’inscriptions se trouvent des stèles de hauteur variable, dont le sommet est sculpté en tête d’homme ou de bovidé. Ces figures sont pour la plupart imberbes. Quelques-unes portent la barbe, une seule la moustache. Leur style rappelle beaucoup l’art qui, en

Mésopotamie, leur était contemporain. Parmi ces visages d’une sévère beauté, mais inexpressifs, l’un pourtant se distingue. Le modèle des joues est plein de douceur et sa bouche se relève indiscutablement d’un sourire. À l’époque de Mareb, aucun sculpteur n’avait encore su donner à son œuvre ce qui est le propre de l’homme. Cette stèle sud-arabe, dédiée à une déesse inconnue, et plus vieille de cinq cents ans que la Niké de Délos, sera peut-être un jour honorée comme le plus ancien sourire du monde.

Source : Openeditionsbooks.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.