Le génocide arménien (1915).

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Le génocide arménien, ou plus précisément le génocide des Arméniens, Hayots tseghaspanoutyoun ; en turc : Ermeni Soykırımı), est un génocide perpétré d’avril 1915 à juillet 1916, voire 1923, au cours duquel les deux tiers des Arméniens qui vivent alors sur le territoire actuel de la Turquie périssent du fait de déportations, famines et massacres de grande ampleur. Il est planifié et exécuté par le parti au pouvoir à l’époque, le Comité Union et Progrès (CUP), plus connu sous le nom de « Jeunes-Turcs », composé en particulier du triumvirat d’officiers Talaat Pacha, Enver Pacha et Djemal Pacha, qui dirige l’Empire ottoman alors engagé dans la Première Guerre mondiale aux côtés des Empires centraux. Il coûte la vie à environ un million deux cent mille Arméniens d’Anatolie et d’Arménie occidentale.

Les déportations et massacres sont préparés et organisés depuis Constantinople, alors capitale de l’Empire, et mis en œuvre à l’échelle locale par les responsables des divers districts et provinces. Chaque responsable local est chargé de rassembler ses administrés arméniens, puis les soldats et gendarmes ottomans escortent les convois jusqu’au désert dans des « marches de la mort » et procèdent eux-mêmes aux assassinats ou laissent libre cours à la violence de groupes de bandits armés majoritairement kurdes. De nombreux criminels, regroupés dans ce qui sera connu comme l’« Organisation spéciale », ont été libérés par les autorités à cette fin.

Sa reconnaissance politique à travers le monde fait encore l’objet de débats et de controverses, à cause de la négation de ce génocide, notamment en Turquie. En avril 2017, le génocide est reconnu par les parlements de vingt-neuf pays.


Au moment où la Première Guerre mondiale est sur le point d’éclater, les Arméniens sont conscients qu’ils courent le danger d’être pris entre l’Empire russe et l’Empire ottoman. Dès l’été 1914, les dirigeants jeunes-turcs demandent aux notables arméniens de Van et d’Erzurum d’organiser une révolte des Arméniens contre les Russes, formulée notamment lors du huitième congrès de la Fédération révolutionnaire arménienne (ou FRA). Les notables refusent, soutenant que les Arméniens doivent combattre loyalement pour l’État dont ils font partie21. Le 1er novembre 1914, après avoir été depuis août sollicité par l’Allemagne, l’Empire ottoman entre dans la Guerre mondiale aux côtés des puissances centrales.

La tension s’accroît dès l’automne 1914, lorsque la section transcaucasienne de la FRA participe à la formation d’unité de volontaires arméniens pour l’armée russe, en violation des conclusions de son huitième congrès. De même, en octobre 1914, la FRA met en place un réseau de contrebande avec la Russie pour armer la population arménienne de Van, ce qui sera considéré plus tard par le dirigeant de la FRA Hovannès Katchaznouni comme une « erreur ».

Henry Morgenthau Senior relate la montée en tension progressive durant la fin de l’année 1914 : « Durant l’automne et l’hiver de 1914-1915, des signes précurseurs d’événements graves se produisirent, et, cependant les Arméniens observèrent une retenue admirable. Depuis des années, la politique turque consistait à provoquer la rébellion des Chrétiens, qui devenait alors le prétexte comme l’excuse des massacres. De nombreux indices révélèrent au clergé arménien et aux leaders politiques que les Turcs voulaient employer leurs vieilles tactiques ; aussi, exhortèrent-ils le peuple au calme, lui recommandant de supporter toutes les insultes, voire les outrages, avec patience, afin de ne pas fournir aux Musulmans l’occasion qu’ils cherchaient : « Brûleraient-ils même quelques-uns de nos villages, conseillèrent-ils, ne vous vengez pas, car la destruction d’un petit nombre de nos hameaux est préférable au meurtre de la nation entière. » ».

La troisième armée ottomane, qui s’est engouffrée sans préparation logistique en Transcaucasie, est écrasée par l’armée russe en janvier 1915, à Sarikamish. Ismail Enver accuse les Arméniens de la région de pactiser avec les Russes, causant la défaite à Sarikamish, ce qui est démenti par les observateurs sur place. Le 18 avril 1915, 60 000 Arméniens sont massacrés dans la région de Van, berceau historique de l’Arménie. La justification avancée pour les massacres est qu’il s’agit d’une réaction face aux désertions d’Arméniens, et surtout face aux quelques actes localisés de résistance. Les survivants se replient dans la ville de Van et organisent leur défense, ce qui sera présenté par le gouvernement comme une révolution, version démentie par tous les rapports des témoins italiens, allemands ou américains (consuls, missionnaires, enseignants…) qui expliquent que les Arméniens ont organisé une défense de la ville pour éviter de subir un massacre.

La destruction des populations arméniennes est opérée en deux phases successives : d’avril 1915 à la mi-automne 1915 dans les sept provinces — vilayets — orientales d’Anatolie — dont les quatre proches du front russeNote 6 : Trébizonde, Erzurum, Van, Bitlis, trois en retrait : Sivas, Kharpout, Diyarbakır — où vivent près d’un million d’Arméniens ; puis, de la fin de 1915 jusqu’à l’automne 1916, dans d’autres provinces de l’Empire.

La circulaire 3052 du 24 avril 1915 signée par le ministre de l’intérieur Talaat Pacha ordonne aux autorités militaires et aux administrations de l’ensemble de l’Empire ottoman d’arrêter les élites arméniennes locales. C’est l’acte fondateur du démarrage des massacres de masse et le 24 avril 1915 est très rapidement retenu comme date du début des opérations.
En février 1915, le comité central du parti et des ministres du cabinet de guerre, Talaat Pacha et Enver en particulier, met secrètement au point un plan de destruction qui sera exécuté dans les mois suivants. Il est présenté officiellement comme un déplacement de la population arménienne — que le gouvernement accuse de collaborer avec l’ennemi russe — loin du front. En fait, la déportation n’est que le masque qui couvre une opération d’anéantissement de tous les Arméniens de l’Empire ; l’éloignement de nombre des victimes du front, lors des différentes phases des massacres, enlève toute vraisemblance à l’accusation de collaboration avec l’ennemi.

La première mesure, prise dès février 1915, est le désarmement des soldats et gendarmes arméniens enrôlés dans l’armée ottomane, bien qu’Ismail Enver, à l’issue d’une inspection sur le front du Caucase en février 1915 déclare que « les soldats arméniens de l’armée ottomane ont rempli scrupuleusement tous leurs devoirs sur le champ de guerre, ce dont je puis témoigner personnellement. Je vous prie d’exprimer toute ma satisfaction et ma reconnaissance au peuple arménien dont le parfait dévouement au gouvernement impérial ottoman est bien connu ». Ils sont relégués dans des bataillons spécialement créés et affectés aux travaux et à la voirie, puis éliminés par petits groupes au cours de l’année 1915, par les gendarmes chargés de leur encadrement ou par les Kurdes appelés en renfort.

Le 24 avril 1915, le ministre de l’intérieur Talaat Pacha du gouvernement Jeunes-Turcs donne l’ordre de l’arrestation des intellectuels arméniens. L’opération débute à 20 heures à Constantinople et est conduite par Bedri Bey, le chef de la police de Constantinople.

Dans la nuit du 24 au 25 avril 1915, 235 à 270 intellectuels arméniens sont alors arrêtés, en particulier des ecclésiastiques, des médecins, des éditeurs, des journalistes, des avocats, des enseignants, des artistes et des hommes politiques dont des députés au parlement ottoman. Une seconde vague d’arrestation est lancée le 25 avril et conduit à l’arrestation de cinq cents à six cents Arméniens. Au total on estime que 2 345 notables Arméniens ont été arrêtés en quelques jours, avant d’être déportés puis massacrés dans leur majorité dans les mois suivants.

Quelques semaines plus tard, le 15 juin 1915, vingt leaders du parti social-démocrate Hentchak sont pendus à Constantinople, accentuant encore la mise à mort des élites arméniennes.

Dans les provinces orientales, l’opération se déroule en tous lieux de façon similaire. Les notables sont systématiquement arrêtés au motif d’un prétendu complot contre le gouvernement et leurs maisons perquisitionnées à la recherche d’armes et d’indices. Ceux-ci sont ensuite torturés pour soutirer des aveux, déportés vers une destination inconnue puis massacrés dans les environs. Un avis de déportation est publié en vertu duquel toute la population (les personnes inaptes à la mobilisation générale) doit être évacuée vers les déserts de Syrie et de Mésopotamie en convois de femmes, d’enfants et de personnes âgées qui quittent la ville à intervalles réguliers, à pied, avec peu ou pas de bagages, accompagnés de gendarmes à cheval. Au total, 306 convois de déportés sont dénombrés entre avril et décembre 1915, avec un total de 1 040 782 personnes recensés comme faisant partie de ces convois.

Les hommes restants sont systématiquement massacrés dès le départ du convoi, les plus belles femmes et les enfants sont enlevés pour être revendus en tant qu’esclaves, tandis que le reste du convoi est décimé à chaque étape du convoi, tant par les gendarmes chargés de les escorter que par des tribus kurdes et autres miliciens recrutés à cette fin. Seuls quelques milliers de personnes survivent à cette déportation. Dans les vilayets de Bitlis et de Diarbékir, presque tous les Arméniens sont assassinés sur place.

Constatant les massacres, les gouvernements alliés font une déclaration le 24 mai 1915 dans laquelle ils accusent la Turquie de « crimes contre l’humanité et la civilisation » et s’engagent à tenir pour responsable les membres du gouvernement ottoman ainsi que toute personne ayant participé aux massacres. En représailles, le 27 mai 1915, le gouvernement ottoman promulgue la loi Tehcir (loi provisoire de déportation) autorisant l’expulsion de la population arménienne hors de l’Empire ottoman, sous couvert de « déplacement de populations suspectes d’espionnage ou de trahison ». Elle sera abrogée officiellement le 4 novembre 1918 par le parlement ottoman d’après-guerre, la déclarant inconstitutionnelle.

Le 15 septembre 1915, le ministre de l’intérieur Talaat Pacha envoie un télégramme à la direction du parti Jeunes-Turcs à Alep : « Le gouvernement a décidé de détruire tous les Arméniens résidant en Turquie. Il faut mettre fin à leur existence, aussi criminelles que soient les mesures à prendre. Il ne faut tenir compte ni de l’âge ni du sexe. Les scrupules de conscience n’ont pas leur place ici » ; puis, dans un second télégramme : « Il a été précédemment communiqué que le gouvernement a décidé d’exterminer entièrement les Arméniens habitant en Turquie. Ceux qui s’opposeront à cet ordre ne pourront plus faire partie de l’administration. Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, si tragiques que puissent être les moyens d’extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence ».

Des prisonniers de droit commun sont libérés afin d’assister les forces armées ottomanes dans l’exécution des massacres. Ils seront regroupés sous une entité militaire secrète nommée « Organisation spéciale ». Créée en juillet 1914 par le comité central du Comité Union et Progrès (CUP) avec la coopération du ministère de l’Intérieur et de celui de la Justice, l’« Organisation spéciale » est spécialisée dans l’extermination des convois de déportés arméniens. Ils étaient entraînés dans le centre de Çorum avant d’être envoyés massacrer les Arméniens. L’existence de l’« Organisation spéciale » a été révélée en 1919 lors du procès du Parti union et progrès.

Dans le reste de l’Empire, le programme prend les formes d’une déportation, conduite par chemin de fer sur une partie du parcours, les familles restant parfois réunies. Les convois de déportés — environ 870 000 personnes — convergent vers Alep, en Syrie, où une Direction générale de l’installation des tribus et des déportés les répartit selon deux axes : au sud, vers la Syrie, le Liban et la Palestine — une partie survivra — ; à l’est, le long de l’Euphrate, où des camps de concentration, véritables mouroirs, sont improvisés. Les déportés sont peu à peu poussés vers Deir ez-Zor. Là, en juillet 1916, ils sont envoyés dans les déserts de Mésopotamie où ils sont tués par petits groupes ou meurent de soif. Les derniers regroupements de déportés le long du chemin de fer de Baghdad, à Ras-ul-Aïn, à Intilli sont, eux aussi, exterminés en juillet 1916. Seul survit un tiers des Arméniens : ceux qui habitaient Constantinople et Smyrne, les personnes enlevées, les Arméniens du vilayet de Van, sauvés par l’avancée de l’armée russe, soit deux cent quatre-vingt-dix mille survivants.

Le gouvernement ottoman s’emploie à systématiquement éliminer toute preuve du génocide. Les photographies des convois de déportés sont interdites, les missionnaires sont empêchés d’apporter nourriture, eau, vêtements aux rescapés, la censure officielle interdit aux médias de faire mention des massacres. Un système de double ordre est mis en place : les ordres effectifs sont envoyés chiffrés aux autorités provinciales, tandis que des faux ordres niant toute intention génocidaire sont formulés en public. Tout fonctionnaire s’opposant à l’exécution du génocide est muté, démis de ses fonctions ou fusillé. Parmi ces fonctionnaires réfractaires, Hasan Mazhar Bey, gouverneur d’Ankara jusqu’en août 1915, dirigea par la suite la commission Mazhar aboutissant aux cours martiales turques de 1919-1920.

De nombreux témoins, diplomates, missionnaires occidentaux sont présents sur les lieux des massacres. Ceux-ci rédigent de très nombreuses notes à destination des gouvernements occidentaux, décrivant avec moult détails le processus génocidaire en cours. Ces notes sont conservées dans les archives des pays destinataires, en particulier la France, l’Angleterre, l’Italie, l’Allemagne, les États-Unis et dans les archives apostoliques du Vatican. Les témoins les plus notables sont Henry Morgenthau Senior, Armin T. Wegner, Johannes Lepsius, Aaron Aaronsohn, Leslie Davis…

Les Alliés, déjà engagés sur le front européen, assistent souvent impuissants aux massacres. Néanmoins, ils accusent officiellement la Turquie de « crimes contre l’humanité et la civilisation » dans un rapport du 24 mai 1915, et s’engagent à tenir pour responsables tous les fonctionnaires ayant pris part au génocide. Cette accusation est réitérée par une lettre du 7 novembre 1916 d’Aristide Briand à Louis Martin, dans lequel il accuse la Turquie de mener un « monstrueux projet d’extermination de toute une race ». Il écrit notamment :

«  Le Gouvernement de la République a déjà pris soin de faire notifier officiellement à la Sublime-Porte que les Puissances Alliées tiendront personnellement responsables des crimes commis tous les membres du Gouvernement Ottoman, ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués dans les massacres. Quand l’heure aura sonné des réparations légitimes, il ne mettra pas en oubli les douloureuses épreuves de la Nation Arménienne et, d’accord avec ses alliés, il prendra les mesures nécessaires pour lui assurer une vie de paix et de progrès.  »

Quelques interventions militaires alliées spécifiques au génocide sont à signaler, notamment l’intervention militaire française au Musa Dagh. En juillet 1915, les habitants des villages de la région choisissent de désobéir et de résister à l’armée ottomane ; malgré un sous-effectif et un moral entamé, les Arméniens défendent le siège de la montagne durant cinquante-trois jours. Le 12 septembre 1915, à court de vivres et de munitions, ils sont évacués par la marine française mouillant au large des côtes syriennes ; plus de quatre mille personnes sont acheminés par Le Guichen à Port-Saïd en Égypte.

Un autre fait notable est le soutien russe à la résistance de Van, débutée le 20 avril 1915, lorsque les troupes ottomanes assaillirent les quartiers arméniens de la ville. Le 28 avril, le général Nikolaï Ioudenitch ordonne aux armées impériales russes de secourir les Arméniens de Van. Après cinq semaines de combats acharnés, les troupes russes venues de Perse entrent dans la ville le 18 mai 1915, mettant en fuite les troupes turques. Ils sont suivis les 23 et 24 mai des forces russes venues de Russie59. Ils découvrent les cadavres de quelque 55 000 civils arméniens massacrés.

Les populations araméennes (assyrienne, chaldéenne, syriaque) et pontiques furent aussi durement touchées durant cette période, ayant été en grande partie éliminées par les autorités ottomanes, ainsi que certains Syriaques et Yézidis. Selon les responsables de la communauté réfugiée en Arménie, 500 000 yézidis auraient péri durant les massacres. En 2007, l’International Association of Genocide Scholars est parvenue à une résolution selon laquelle « la campagne ottomane contre les minorités chrétiennes de l’Empire entre 1914 et 1923 constituait un génocide contre les Arméniens, les Assyriens et les Grecs pontiques et anatoliens. ». Les expressions « génocide assyrien » et « génocide grec pontique » sont donc appropriées selon la majorité des spécialistes aujourd’hui, même si la qualification de génocide concernant les Arméniens est la seule qui ne fasse pas débat.

De 500 000 à 750 000 morts assyriens représentant environ 70 % de la population de l’époque sont massacrés selon le même modus operandi sur la même période que le génocide arménien. Environ 350 000 Grecs pontiques sont massacrés à la suite de meurtre et de pendaison, ainsi que de la famine et des maladies. Selon un conseiller auprès de l’armée allemande, Ismail Enver, le ministre turc de la défense aurait déclaré en 1915 qu’il voulait « résoudre le problème grec […] de la même façon qu’il pensait avoir résolu le problème arménien ».

Lorsque, à la fin de 1916, les observateurs font le bilan de l’anéantissement des Arméniens de Turquie, ils peuvent constater que, à l’exception de trois cent mille Arméniens sauvés par l’avancée russe et de quelque deux cent mille habitants de Constantinople et de Smyrne qu’il était difficile de supprimer devant des témoins, il ne persiste plus que des îlots de survie : des femmes et des jeunes filles enlevées, disparues dans le secret des maisons turques ou rééduquées dans les écoles islamiques comme celle que dirige l’apôtre du turquisme Halide Edip Adıvar ; des enfants regroupés dans des orphelinats pilotes ; quelques miraculés cachés par des voisins ou amis musulmans ; ou, dans des villes du centre, quelques familles épargnées grâce à la fermeté d’un vali ou d’un kaïmakan. Ces massacres auront coûté la vie à un nombre d’individus variant, selon les auteurs, de six cent mille à un million et demi de personnes, représentant entre la moitié et les deux tiers de la population arménienne de l’époque.

Une estimation du nombre de victimes est donnée par Talaat Pacha en personne dans son carnet personnel révélé en 2005, surnommé le « carnet noir ». Il y fait estimation d’un nombre de 1 617 200 Arméniens en 1914 contre seulement 370 000 après les massacres, soit environ 1 247 200 disparus, c’est-à-dire 77 % de la population arménienne. Talaat donne aussi des estimations par région géographique : 77 % de la population à Karesi, 79 % à Niğde, 86 % à Kayseri, 93 % à Izmit, 94 % à Sivas, 95 % à Hüdavendigâr (Bursa).

Les dommages matériels et financiers sont aussi très lourds. En plus de la saisie du patrimoine immobilier des Arméniens (dont l’emblématique palais de Çankaya, résidence présidentielle turque jusqu’en 2014, spoliée à la famille de Kasapyan lors du génocide), les comptes bancaires et les polices d’assurance sont saisis.

Le gouvernement turc a déposé en 1916 cinq millions de livres or turques à la Reichsbank provenant en grande partie des comptes bancaires des Arméniens spoliés. La liste des Arméniens possédant un compte saisi n’a toujours pas été révélée aujourd’hui. Selon Henry Morgenthau Senior dans ses mémoires, Talaat Pacha lui demande en 1916 la liste des Arméniens qui possèdent une assurance-vie dans des compagnies américaines pour que l’argent de ces comptes soit transféré au gouvernement ottoman au motif qu’ils sont tous morts sans laisser d’héritiers. Une demande similaire fut envoyée à toutes les compagnies d’assurance à travers le monde.

Les dommages immobiliers sont aussi très importants, estimés à 2 500 églises, 451 monastères et 1 996 écoles détruits ou spoliés. Un rapport récent estime que les dommages financiers en dollars courants varient de 41 500 000 000 $ à 87 120 217 000 $ sur la période 1915-1919, et de 49 800 000 000 $ à 104 544 260 400 $ sur la période 1915-1923.

La prédation des biens arméniens permit d’accentuer l’enrichissement de la nouvelle bourgeoisie turque.

Après le génocide, les survivants arméniens sont dispersés autour du territoire de la Turquie actuelle. Plusieurs centaines de milliers sont réfugiés en Arménie russe, d’autres en Perse, et une partie des survivants aux camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie sont réinstallés dans des camps de réfugiés à la frontière entre la Syrie et la Turquie. Près de 200 000 Arméniens sont réinstallés en Cilicie protégés par les troupes françaises mandataires de la Syrie. Mais en février 1920, celles-ci furent attaquées par les Turcs de Mustapha Kemal. Les Français évacuent dans la nuit du 10 au 11 février 1920 la ville de Marach sans en prévenir les habitants chrétiens qui seront massacrés par les Turcs le matin du 11 février 1920. Au total, 30 000 Arméniens furent massacrés par les Turcs lors de l’abandon de la Cilicie par l’armée française, dont 12 000 à Marach, 13 000 Arméniens et Grecs à Hadjine et dans les villages environnants, 3 000 à Zeïtoun. Les Arméniens survivants s’exilent en Syrie, au Liban ou dans les pays européens92. Des milliers d’Arméniens se réfugient également dans la région de Tunceli, sauvés par des chefs tribaux comme Seyid Rıza, et nombreux d’entre eux se convertissent et deviennent des Kurdes alévis pour échapper aux massacres. Selon Nuri Dersimi, environ 36 000 Arméniens sont ainsi sauvés. Cette aide des Alévis aux Arméniens est l’une des raisons qui ont mené au massacre de Dersim en 1938 par les forces d’Atatürk. Encore aujourd’hui, certains descendants d’origine arménienne essayent tant bien que mal de retrouver leur identité perdue. On estime entre 100 000 et 200 000 le nombre d’Arméniens qui ont été sauvés de cette manière par des familles turques et kurdes.

Voir aussi cette vidéo :

Sources : Wikipédia, YouTube.

Des survivants arméniens découverts à Salt et envoyés à Jérusalem, avril 1918
Des pays plus lointains reçoivent eux aussi un afflux important de réfugiés comme la France, les États-Unis, ou encore les pays de l’Amérique latine (Uruguay, Brésil, Argentine, Venezuela). Les Arméniens en France reçoivent le statut d’apatride avec mention « retour interdit » (qui deviendra « sans retour possible ») écrite sur les documents officiels97 ; une partie sera logée dans des camps de réfugiés, notamment le camp Oddo. Peu à peu les Arméniens réfugiés obtiennent des passeports Nansen leur garantissant un statut de réfugié reconnu internationalement. Les réfugiés politiques arméniens venus de l’Union soviétique à la suite de la révolution Bolchevique s’ajouteront à ceux du génocide au cours des années suivantes. La diaspora sera renforcée par de nombreuses vagues d’émigration successives (notamment depuis le Moyen-Orient et le Caucase) au gré des événements politiques des pays dans lesquels ils sont établis.

Enfin, une partie des Arméniens survivants restent sur place, cachés en Turquie après les massacres et tout au long du xxe siècle, sauvés par des Justes turcs ou alors enlevés, adoptés et islamisés de force. L’historien Ara Sarafian estime qu’entre cent et deux cent mille arméniens survivent cachés en 1923 pour former aujourd’hui une communauté dont les estimations varient de 1 à 3 millions de personnes ayant un degré plus ou moins élevé de parenté avec un survivant des massacres98,99.

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