L’abbaye Saint-Pierre de Jumièges (Seine-maritime).

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L’abbaye Saint-Pierre de Jumièges est une ancienne abbaye bénédictine fondée par saint Philibert, fils d’un comte franc de Vasconie vers 654 sur un domaine du fisc royal à Jumièges dans le département de la Seine-Maritime. Elle applique la règle de saint Benoît dès la fin du VIIe siècle après l’avoir utilisée probablement avec la règle de saint Colomban.

Elle marque l’apogée du monachisme normand dans la vallée de la Seine, conserve la plus vaste et la plus précoce des grandes abbatiales normandes, est la seule qui soit restée fidèle à la multiplicité des sanctuaires du très ancien monachisme carolingien et une des clefs de l’art roman normand où l’articulation entre l’architecture carolingienne et l’architecture romane est la plus visible.

L’abbaye de Jumièges naît vers 654 dans une boucle de la Seine par une donation de Clovis II et de sa femme sainte Bathilde à saint Philibert. Cette fondation, à une époque où l’essor monastique en Gaule a été suscité par saint Colomban cinquante ans plus tôt et fortifiée par ses disciples, atteint son degré le plus haut. Elle s’intercale entre celle de l’abbaye Saint-Wandrille de Fontenelle en 649-650, celles de l’abbaye de la Trinité de Fécamp et de l’abbaye de Montivilliers vers 660 et 684. Cette organisation monastique prépare l’unité carolingienne qui sera une unité chrétienne.

Les donateurs confient le soin de son développement à saint Philibert, abbé de Rebais et ami de l’évêque saint Ouen qui vient lui aussi de Rebais. Il construit trois églises dédiées à la Vierge Marie, à Saint Pierre et à Saint Germain-Saint Denis, ainsi que d’importants bâtiments monastiques.

Avec ses successeurs, Jumièges devient l’un des centres littéraires les plus importants de la Neustrie. Elle attire des abbés de premier plan comme le neveu de Charles Martel, Hugues, abbé de l’abbaye Saint-Wandrille de Fontenelle et archevêque de Rouen. Bien contrôlée par les carolingiens, elle devient un lieu d’exil pour les ennemis de la dynastie avec, sous Charlemagne, le duc Tassilon de Bavière et son fils dont les tombes donnèrent la légende des énervés de Jumièges.

Saint Philibert, formé par un disciple de saint Colomban, assidu à la prière, au jeûne, à l’abstinence, à la mortification corporelle, à la pratique de l’aumône et de l’hospitalité, nuance cette règle par celle de saint Benoît, par les textes de saint Basile et de saint Macaire, pour maintenir sa communauté dans l’ordre et la paix. Les 70 moines qu’il fait venir partagent leur vie entre la prière, l’apostolat et le travail. Des abbés et des moines le rejoignent, l’apostolat développe des vocations. Il rachète en Angleterre des esclaves, les catéchise, les baptise et certains deviennent moines ce qui explique leur nombre de 800 vers l’an 670.

Abbaye de Jumièges, carte maximum, 13/06/1954.

Après la mort de saint Philibert et malgré la peste qui décime la moitié de la communauté vers 685, à l’époque la plus glorieuse et la plus prospère de Jumièges, vers 700, il y aurait eu 900 moines et 1 500 serviteurs qui par leur travail défrichent les terres, les transforment en jardins, vergers, culture, prés et vignobles, pêchent des cétacés pour l’huile, la dîme servant à l’entretien des pauvres et à l’hôtellerie très fréquentée par les pèlerins anglo-saxons sur le chemin de Rome et les exilés.

Le 24 mai 841, les Vikings incendient le monastère carolingien avant de revenir et de le piller. Devant la menace scandinave, les moines s’exilent, emportant les reliques et les manuscrits les plus précieux reprenant l’exclamation déjà poussée à Lindisfarne « A furore Normannorum libera nos Domine ! » (« De la fureur des Normands, libère-nous Seigneur ! ») et abandonnent l’abbaye. La plupart se réfugient au Prieuré d’Haspres, près de Cambrai et y maintiennent une ombre de continuité administrative. L’un de ces moines emporte un antiphonaire et rejoint l’abbaye de Saint-Gall dans laquelle il rencontre le jeune Notker le Bègue. Inspiré de ce manuscrit, ce dernier commence à composer la séquence, nouveau chant syllabique.

Sous Guillaume Ier de Normandie dit Longue-épée, vers 940, deux moines d’Haspres se font restituer le site mais échouent dans leur essai de restauration. Peu après, le duc établit une nouvelle communauté constituée de moines bénédictins venant de l’abbaye Saint-Cyprien de Poitiers. L’assassinat du duc en 942 met fin à cette tentative mais des clercs restent sur place et veille sur les ruines. Peu de temps après, avant la fin du Xe siècle, la vie monastique reprend, longtemps de manière assez timide. Par prudence, le prieuré d’Haspres est conservé jusqu’en 1024.

Jumièges, épreuve d’artiste.

L’abbé Robert de Jumièges dit « Champart » fait reconstruire le monastère (1040–1052). Le 1er juillet 1067, l’archevêque de Rouen, le bienheureux Maurille, consacre solennellement la grande église abbatiale de Notre-Dame de Jumièges, en présence du duc de Normandie Guillaume le Conquérant qui donne des biens anglais à l’abbaye dont les moines participeront activement à la mainmise des Normands sur l’Église d’Angleterre.

Quelque temps après l’intégration de la Normandie au domaine royal, le chœur roman de la grande église abbatiale est reconstruit en style gothique (vers 1267–1278). Il ne s’agissait pas, comme on a longtemps cru, de créer un déambulatoire, puisque des fouilles effectuées par Georges Lanfry ont montré que le chœur roman en était déjà doté. L’objectif était plus sûrement d’ajouter des chapelles rayonnantes et d’amener, ainsi, la lumière dans un édifice sombre, jugé vétuste, et qui n’était plus au goût du jour. La communauté pouvait se permettre de telles dépenses car, à ce moment, elle vivait une période de grande prospérité. C’est aussi au XIIIe siècle que la communauté connut un dynamisme sans précédent, qu’on peut déceler par exemple dans l’activité du Scriptorium. En effet, près de la moitié des 400 manuscrits dont dispose la bibliothèque date de cette période.

En 1431, l’abbé de Jumièges, Nicolas Le Roux, homme qui n’était pas sans qualités, dont on avait loué la piété, la régularité, le dévouement aux intérêts de son monastère, prit une part active au procès de Jeanne d’Arc. Son avis sur la culpabilité de la pucelle trahit les anxiétés de sa conscience. En effet, il jugeait la cause très ardue : in tam arduo negotio, et ne se détermina en sa défaveur que par crainte du pouvoir anglais et, il faut bien le dire aussi, de l’autorité des docteurs de Paris (occupé par les Anglais), dont il devait suivre les avis.

Lors de la reconquête de la Normandie vers la fin de la guerre de Cent Ans, le roi de France Charles VII prend ses quartiers d’hiver dans l’abbaye. Sa maîtresse Agnès Sorel vient subitement l’y rejoindre alors qu’elle est enceinte de huit mois. Elle accouche au début du mois de février, puis meurt neuf jours plus tard. L’enfant mourra également en bas âge.

La fin du XVe siècle est marquée par la nomination des premiers abbés commendataires, la prospérité matérielle et le relâchement de la discipline. La vie des moines devient plus séculière que religieuse, les officiers et particulièrement le cellérier ont tendance à constituer des bénéfices et il y a moins de moines, une trentaine vers 1440. La commende est la revanche de l’épiscopat contre le système des exemptions. En réalité, on perçoit l’esprit de lucre chez ses prélats fastueux et courtisans, bien des abbayes possédant les revenus d’un évêché. Elle modifie profondément l’organisation bénédictine en privant la communauté de son chef traditionnel. Le pouvoir effectif et l’influence à la fois spirituelle et temporelle sur les destins du monastère passe aux mains des prieurs. En 1515, l’abbé Philippe de Luxembourg s’attèle à réformer Jumièges et introduit dans le monastère la réforme de Chézal-Benoit, installe les moines réformés dans des chambres qu’il fait bâtir au-dessus du réfectoire et un nouveau dortoir au sud de l’église Saint-Pierre. Le relâchement et les abus qui s’étaient introduits sous le régime de la commende ont pratiquement disparu, mais le lien est rompu avec la congrégation de Chézal-Benoît par l’invasion des calvinistes.

Pendant les guerres de Religion, l’abbaye fut à nouveau mise à sac. Les Huguenots, qui ont ravagé Rouen, Dieppe, Le Havre et Caudebec, arrivèrent aux portes de Jumièges. Les religieux, ayant appris le sac de Caudebec, quittèrent tous l’abbaye. Le 8 mai 1562, les Protestants partirent de Caudebec pour Jumièges où ils trouvèrent le monastère désert. Ils y pénétrèrent et mirent tout au pillage. Les autels furent renversés, les vases sacrés volés, les images brisées, les saintes reliques jetées au feu. Châsses, ornements, linge, argenterie, meubles, tout fut détruit ou emporté. Le plomb dont l’église et le cloître étaient couverts, l’étain, le cuivre, les provisions en nature, vin, blé, bestiaux, tout, jusqu’aux livres de la riche et magnifique bibliothèque et aux archives du chartrier devinrent la proie de ces pillards.

Le 28 juillet 1563, le roi Charles IX se rendit à Jumièges et constata de ses yeux l’étendue du désastre. Il permit aux religieux de vendre un peu de « la terre gémétique» pour pourvoir à leurs premiers besoins. C’est ainsi qu’ils aliénèrent la seigneurie de Norville et la cédèrent à Charles II de Cossé, comte de Brissac, seigneur d’Ételan, pour 10 220 livres. Dix-sept religieux seulement retournèrent alors à Jumièges et remirent un peu d’ordre dans l’abbaye dévastée.

Au début du XVIIe siècle, l’abbé Marian de Martinbos introduit à Jumièges la réforme de Saint-Vannes, premier essai de la congrégation de Saint-Maur et source de disputes entre réformistes et partisans du statu quo. Du point de vue monastique et spirituel, rien ne ressemble tant à un mauriste qu’un autre mauriste, ce qui s’explique par la centralisation de la congrégation, l’unité de la formation et le brassage qui s’opère par le passage des moines d’un monastère à l’autre. Jumièges ne s’est pas laissé dépasser par la recherche de la perfection et la tendance vers la sainteté par beaucoup de monastères mauristes. On y recherche la présence de Dieu et l’esprit d’oraison, la régularité et l’esprit de mortification, tout cet ensemble se traduisant par l’esprit de silence. En 1663, la bibliothèque, qui était depuis le XIVe siècle au-dessus du porche de l’église Saint-Pierre, est reconstruite au-dessus des celliers et, en 1671, le nouveau logis abbatial est terminé puis le grand dortoir en 1732, mais l’abbaye est bien loin de son ancienne splendeur et les vocations bien rares.

En 1789, les religieux ne sont plus que 18 et doivent se disperser à la fin de 1790. Dans les procès-verbaux, leurs protestations sont peu fermes, entre ceux qui déclarent sans vergogne accepter de bon cœur l’offre de l’assemblée de briser leurs chaines et celui qui dit : Il est et il sera à jamais inconcevable à la raison humaine qu’une assemblée de mortels puisse délier ses semblables des serments solennels et libres qu’ils ont faits à l’immortel, on n’a presque jamais des réactions indignées qu’aurait dû provoquer un vrai esprit de foi.

À la Révolution, comme beaucoup de bâtiments religieux, l’abbaye est vendue au titre des biens nationaux. En 1795, le premier acquéreur, Pierre Lescuyer, receveur des biens nationaux, entreprend immédiatement la démolition du cloître du XVIe et du dortoir du XVIIIe siècle. En 1802, le nouveau propriétaire, Jean-Baptiste Lefort, un marchand de bois de Canteleu, fait exploser le chœur. L’église connaît un lent démembrement et sert de carrière de pierres, comme les autres parties de l’abbaye jusqu’en 1824. Les fresques ont été effacées par l’action des éléments. Des tombeaux et pierres tombales des abbés, il ne reste plus que les dessins exécutés pour François Roger de Gaignières.

Jumièges, prêt-à-poster.

Nicolas Casimir Caumont, né à Rouen le 19 janvier 1781, qui épousa le 28 octobre 1816 Mlle Sophie Adèle Lefort, fille de Jean-Baptiste, habita l’abbaye de Jumièges dont il fut le propriétaire à la mort de son épouse et le sauveur d’une destruction certaine. Maire de Jumièges le 14 octobre 1830, ancien président de la chambre de commerce de Rouen de 1834 à 1837 et du tribunal de commerce, président du conseil d’administration de la banque de Rouen, vice-consul du Brésil et du Portugal, ancien conseiller municipal de Rouen, il mit toute son énergie pour sauver le monument et le mettre en valeur. Nicolas Casimir décède à Jumièges le 18 avril 1852, il y est inhumé le lendemain. La famille Caumont met alors en vente l’édifice.

La famille Lepel-Cointet rachète l’abbaye en 1852 et commence à sauver les vestiges. Avec la mode romantique, l’église connaît une renommée importante grâce à Victor Hugo qui dit d’elle « encore plus beau que Tournus » et l’historien Robert de Lasteyrie la qualifie d’« une des plus admirables ruines qui soient en France ». Roger Martin du Gard lui consacre une thèse.

L’abbaye de Jumièges redevient propriété de l’État en 1947, puis propriété du département de Seine-Maritime en 2007 dans le cadre de la loi de décentralisation du 13 août 2004, qui permet de transférer certains monuments historiques aux collectivités territoriales. Elle est située dans le canton de Duclair, en Seine-Maritime.

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Sources : Wikipédia, Youtube.