La Guerre de Crimée (1853/56).

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La guerre de Crimée opposa de 1853 à 1856 l’Empire russe à une coalition formée de l’Empire ottoman, de l’Empire français, du Royaume-Uni et du royaume de Sardaigne. Provoqué par l’expansionnisme russe et la crainte d’un effondrement de l’Empire ottoman, le conflit se déroula essentiellement en Crimée autour de la base navale de Sébastopol. Il s’acheva par la défaite de la Russie, entérinée par le traité de Paris de 1856.

À la fin du xviie siècle, l’Empire ottoman était entré dans une période de déclin et ses institutions militaires, politiques et économiques furent incapables de se réformer. Au cours de plusieurs conflits, il avait perdu tous ses territoires au nord de la mer Noire, dont la péninsule de Crimée, au profit de la Russie. Cette dernière cherchait par ailleurs à saper l’autorité de Constantinople en revendiquant le droit de protéger l’importante communauté orthodoxe vivant dans les provinces balkaniques de l’Empire ottoman. La France et le Royaume-Uni craignaient que l’Empire ne devînt un vassal de la Russie, ce qui aurait bouleversé l’équilibre des puissances en Europe.

Les tensions furent accrues par les disputes entre chrétiens  occidentaux et chrétiens orientaux pour le contrôle des lieux saints en Palestine. Les Russes utilisèrent ce prétexte pour exiger d’importantes concessions de la part des Ottomans. Mais ces derniers, soutenus par les puissances  occidentales, refusèrent et la guerre éclata à l’automne 1853. Russes et Ottomans s’affrontèrent dans le Caucase et en Dobroudja tandis que le refus de Saint-Pétersbourg d’évacuer les principautés roumaines de Valachie et Moldavie sous souveraineté ottomane provoquait l’entrée en guerre des Français et des Britanniques. Craignant une intervention autrichienne aux côtés des Alliés, le tsar Nicolas Ier quitta les Balkans à l’été 1854. Désireux de réduire la puissance militaire russe dans la région pour l’empêcher de menacer à nouveau l’Empire ottoman, l’empereur français Napoléon III et le Premier ministre du Royaume-Uni Lord Palmerston décidèrent d’attaquer la base navale de Sébastopol où se trouvait la flotte russe de la mer Noire.

Après leur débarquement à Eupatoria le 14 septembre 1854, les forces alliées battirent les Russes lors de la bataille de l’Alma et commencèrent à assiéger la ville au début du mois d’octobre. Malgré leur optimisme initial, les Alliés se heurtèrent rapidement à la résistance acharnée des défenseurs et le front se couvrit de tranchées. Le climat et les défaillances de la logistique rendirent les conditions de vie des soldats dans les deux camps  particulièrement difficiles ; le froid, la faim et les maladies firent des dizaines de milliers de victimes et tuèrent bien plus que les combats. Les Russes tentèrent à plusieurs reprises de briser l’encerclement de Sébastopol mais leurs tentatives à Balaklava, à Inkerman et à la Tchernaïa furent repoussées tandis que les Alliés ne s’emparèrent des redoutes russes qu’au prix de lourdes pertes. Finalement, l’arrivée de renforts et l’épuisement des défenseurs permirent aux Français de s’emparer du bastion de Malakoff dominant la ville le 8 septembre 1855 ; les Russes évacuèrent Sébastopol le lendemain.

Les combats se poursuivirent pendant quelques mois avant la signature du traité de Paris le 30 mars 1856. Ce dernier mit fin au Concert européen issu du congrès de Vienne de 1815 et consacra le retour de la France dans les affaires européennes mais ne résolut pas la question d’Orient à l’origine du conflit. La guerre de Crimée est parfois considérée comme la première « guerre moderne » du fait de l’utilisation de nouvelles technologies comme les bateaux à vapeur, le chemin de fer, les fusils à canon rayé, le télégraphe et la photographie.


Alors que l’occupation des principautés s’apparentait de plus en plus à une annexion, l’empire d’Autriche déploya 25 000 hommes dans ses provinces du Sud-Ouest essentiellement pour dissuader les Serbes et autres populations slaves de se soulever en soutien de la manœuvre russe tandis que le Royaume-Uni haussait le ton et déployait des navires à l’entrée du détroit des Dardanelles où se trouvait déjà la flotte française. Des discussions furent organisées durant l’été à Vienne mais ni les Russes ni les Ottomans n’étaient prêts à faire des concessions. L’invasion des  principautés danubiennes avait en effet provoqué la colère des nationalistes ottomans et du clergé musulman, ce qui renforça le camp des bellicistes. Craignant la possibilité d’une révolution islamique s’il ne déclarait pas la guerre à la Russie et poussé par les chefs religieux, le sultan Abdülmecid Ier accepta le 26 septembre de déclencher les hostilités. La déclaration de guerre fut publiée dans le journal officiel Takvim-i Vekayi le 4 octobre 1853 ; elle citait le refus russe d’évacuer les principautés danubiennes comme casus belli mais le texte laissait deux semaines supplémentaires aux Russes pour se retirer.

Sans soutien officiel du Royaume-Uni ou de la France, les Ottomans commandés par Omer Pacha passèrent à l’offensive sur le front  du Danube le 23 octobre en comptant sur le fait que l’opinion publique des deux pays pousserait leurs gouvernements à agir. Craignant qu’une avancée russe dans les Balkans ne provoque l’entrée en guerre de l’Autriche, Paskevitch proposa de se mettre sur la défensive tout en fomentant des soulèvements dans les provinces ottomanes. Même si cela était contraire à ses principes contre-révolutionnaires, le tsar approuva cette idée et il accepta le  lancement d’une offensive vers le pachalik de Silistra, à l’écart de l’Autriche, afin de pouvoir mener une attaque contre Andrinople et Constantinople au printemps 1854 avant l’intervention des puissances occidentales. Malgré des succès comme la bataille d’Oltenița, les Ottomans s’inquiétaient d’une éventuelle révolte des Serbes qui entraînerait celle des Grecs et des Bulgares et donc la perte de toutes les provinces européennes de l’Empire ; ils adoptèrent donc eux aussi une position défensive sur le Danube et décidèrent de se tourner vers le Caucase.

La bataille de Sinope du 30 novembre 1853 joua un rôle décisif dans l’entrée en guerre de la France et du Royaume-Uni contre la Russie. Depuis le début du XIXe siècle, les Russes avaient entrepris la conquête du Caucase dont les populations étaient majoritairement musulmanes. Les campagnes brutales d’Alexis Iermolov dans les années 1810 et 1820 puis de Mikhaïl Vorontsov dans les années 1840 et 1850 avaient entraîné le regroupement des différentes tribus de la région autour de Mohammed Ghazi et de Chamil qui prêchaient la guerre sainte contre les envahisseurs avec l’appui discret des Britanniques. Ralliant les troupes irrégulières du Caucase, le général ottoman Abdi Pacha s’empara de la forteresse russe de Saint-Nicolas au nord de Batoumi le 25 octobre. Pour le ravitaillement de leurs forces, les Ottomans dépendaient néanmoins de leur flotte et la marine russe menait des patrouilles avec l’ordre de couler tout navire ennemi. Le sultan et ses conseillers étaient conscients de cette menace mais ils décidèrent néanmoins de déployer une petite escadre dans la mer Noire à Sinope ; cela était sans doute délibéré afin de provoquer une attaque russe et donc contraindre les puissances occidentales à intervenir. Le 30 novembre, l’escadre ottomane fut pulvérisée par les obus explosifs de l’amiral Pavel Nakhimov qui pilonna également le port. Sur terre, les troupes ottomanes subirent deux cuisants revers dans le Caucase à Akhaltsikhé le 26 novembre et à Başgedikler le 1er décembre face à des Russes pourtant inférieurs en nombre. Démoralisée, l’armée ottomane se replia en désordre vers Kars où elle adopta une posture défensive.

La nouvelle de ces défaites inquiéta les puissances occidentales qui craignaient un effondrement de l’Empire. Au Royaume-Uni, la presse qualifia immédiatement de « massacre » la bataille de Sinope et des manifestations de soutien aux Ottomans se multiplièrent dans tout le pays. De son côté, la population française était relativement indifférente à la question d’Orient et ces revers ne la firent pas vraiment changer d’avis. L’opinion majoritaire était qu’une guerre servirait les intérêts de l’ennemi historique britannique et que les impôts nécessaires pour la financer affecteraient l’économie ; certains annonçaient même qu’en moins d’un an, la guerre serait devenue tellement impopulaire que le gouvernement serait contraint de demander la paix. La situation politique au Royaume-Uni était exactement inverse et si le Premier ministre Lord Aberdeen continuait à hésiter, il céda quand Napoléon III, décidé à exploiter la bataille de Sinope comme prétexte pour une action forte contre la Russie, déclara que la France agirait seule si le Royaume-Uni refusait. Le 22 décembre, il fut ainsi décidé qu’une flotte anglo-française entrerait en mer Noire pour protéger les navires ottomans et cela fut chose faite le 3 janvier 1854. Sous la pression du camp pacifiste, l’empereur français fut néanmoins contraint de chercher une issue diplomatique et le 29 janvier, il proposa au tsar d’ouvrir des négociations sous l’égide de l’empire d’Autriche ; mais Nicolas Ier refusa et rompit ses relations diplomatiques avec le Royaume-Uni et la France le 16 février 1854. En réponse, les deux pays exigèrent le 27 février l’évacuation sous six jours des principautés danubiennes. Le texte écartait toute issue diplomatique et était donc uniquement destiné à précipiter le début des hostilités ; la mobilisation des troupes commença ainsi avant même l’expiration de l’ultimatum auquel le tsar ne daigna même pas répondre. Le 27 mars 1854, la France et le Royaume-Uni déclarent la guerre à la Russie.

Avec près d’un million de fantassins, 250 000 cavaliers et 750 000 réservistes, l’armée russe était de loin la plus grande au monde. Elle devait cependant défendre un territoire immense et cette mission était difficile à cause du manque d’infrastructures, ce qui compliquait grandement la mobilisation des unités et leur déploiement sur les théâtres d’opérations.

Malgré plusieurs réformes, l’organisation militaire russe restait  qualitativement très inférieure aux armées des autres États européens. Le corps des officiers était mal formé et quasiment toutes les recrues étaient analphabètes ; un rapport de 1848 indiquait que lors des dernières levées, près des trois quarts des conscrits avaient été rejetés, car ils n’atteignaient pas la taille limite de 160 centimètres ou souffraient de maladies chroniques, ou d’un handicap. Les officiers supérieurs issus de l’aristocratie avaient peu d’estime pour cette armée de paysans, et ils n’hésitaient pas à sacrifier des régiments entiers pour remporter une victoire, et donc une promotion. Les châtiments corporels étaient la norme, pour la moindre incartade, et même des colonels pouvaient être humiliés devant tout leur régiment.

Les services de santé étaient inexistants au point que, même en temps de paix, une moyenne de 65% des hommes étaient malades. L’approvisionnement des troupes était handicapé par une logistique défaillante, notamment du fait de la corruption, et les unités devaient généralement se procurer elles-mêmes leur ravitaillement. L’armement était également en grande partie obsolète, et les fusils russes à canon lisse étaient réputés pour leur manque de fiabilité tandis que leur portée se limitait à 200 mètres. L’accent était ainsi mis sur l’utilisation de la baïonnette au point qu’un officier indiqua que « très peu d’hommes savent se servir de leurs fusils ». Ce retard dans l’armement poussa les Russes à concentrer l’entraînement des troupes sur la discipline, pour éviter que les unités ne se désintègrent au moment du choc et les observateurs étrangers étaient impressionnés par les impeccables défilés russes durant lesquels certains officiers se vantaient de pouvoir parader avec un verre rempli d’eau posé sur leur shako, sans en renverser une goutte. Ces pratiques encourageaient une obéissance aveugle aux ordres et elles étaient peu adaptées à la réalité du combat, mais les succès contre les Perses, les Ottomans et surtout les Français avaient convaincu l’état-major russe que son armée était invincible, et que sa modernisation n’était pas une priorité.

L’armée ottomane comptait environ 220 000 hommes recrutés par conscription chez les populations musulmanes de l’Empire, tandis que les non-musulmans ne pouvaient pas s’enrôler, et étaient soumis à un impôt par tête. Même si la religion était commune, la nature multi-ethnique de l’Empire faisait que de nombreux soldats venaient de peuples hostiles à la domination ottomane. Cela pesait donc lourdement sur la discipline et l’efficacité des troupes, d’autant plus que de nombreux soldats ne voulaient pas combattre sous les ordres d’officiers d’origine différente, voire ne parlaient pas la même langue qu’eux. Malgré les réformes amorcées dans les années 1830, l’armée ne possédait pas de commandement centralisé. Les officiers étaient incompétents et corrompus et l’armée s’appuyait encore sur le recrutement de mercenaires et de forces irrégulières, notoirement indisciplinés et plus intéressés par le pillage que par le combat. Plus encore que dans l’armée russe, il existait une profonde disparité entre le traitement des officiers supérieurs vivant royalement, grâce à une corruption débridée et les simples soldats qui n’étaient pas payés pendant des mois ; un officier britannique rapporta à propos des hommes déployés sur le front du Danube que « mal-nourris et habillés de haillons, ils étaient les êtres les plus misérables de l’humanité ». La logistique inexistante contraignait les troupes ottomanes à l’immobilité, mais elles excellaient dans la guerre de siège. Pour toutes ces raisons, les Ottomans étaient tenus en piètre estime par leurs alliés franco-britanniques qui considéraient qu’ils n’étaient efficaces que derrière des fortifications. Certains déclaraient même qu’ils préféreraient combattre les Turcs que les Russes.

Dans les années qui précédèrent la guerre de Crimée, les dépenses militaires du Royaume-Uni avaient connu une baisse constante que le coup d’État de Napoléon III en 1851 avait à peine inversée. Si la Royal Navy restait la meilleure du monde, l’armée de terre était mal préparée à un conflit, d’autant plus que sur un effectif de 153 000 hommes au printemps 1854, les deux tiers étaient déployés dans les colonies de l’Empire britannique. Le commandement manquait de cohésion avec plusieurs entités civiles et militaires agissant indépendamment les unes des autres. Contrairement à la France, le Royaume-Uni ne pratiquait pas la conscription et les troupes étaient exclusivement composées de volontaires souvent attirés par la perspective d’une bonne solde. Le recrutement se faisait ainsi parmi les couches les plus pauvres de la société comme les victimes de la famine irlandaise ; les Irlandais représentèrent un tiers des soldats britanniques déployés en Crimée. À l’inverse, les officiers supérieurs étaient généralement issus de l’aristocratie et leurs promotions dépendaient plus de leurs relations que de leur expertise militaire. L’indiscipline et l’alcoolisme étaient deux problèmes récurrents que la hiérarchie s’efforçait de corriger par le fouet, parfois jusqu’à la mort. Ces châtiments corporels choquèrent les Français habitués à une plus grande mixité sociale au sein des troupes ; un officier rapporta que cela lui rappelait le système féodal aboli après la Révolution et « qu’en Angleterre, un soldat n’est rien de plus qu’un serf ». Dans l’ensemble, l’armée britannique, qui n’avait quasiment pas combattu depuis les guerres napoléoniennes, ressemblait à son équivalente russe dans le sens où ses tactiques et sa culture semblaient ancrées au XVIIIe siècle.

De son côté, l’armée française sortait à peine de près de deux décennies de combats en Algérie où jusqu’à un tiers de ses effectifs de 350 000 hommes avait été déployé. Cela et l’existence d’écoles militaires où les étudiants recevaient un enseignement approfondi dans l’art de la guerre avaient permis la formation d’un corps d’officiers expérimenté dont l’extraction moins aristocratique qu’au Royaume-Uni facilitait les relations avec les hommes du rang. L’armement était supérieur avec notamment l’excellent fusil Minié à canon rayé, qu’une rumeur disait mortel à plus de 1 500 mètres, et que les Britanniques n’adoptèrent en remplacement de leurs fusils à canon lisse qu’au moment de l’attaque en Crimée, ainsi que le nouveau canon obusier de 12, dit canon de l’Empereur. L’infanterie, et notamment les zouaves, était réputée pour son agressivité et la logistique française était la meilleure de tous les belligérants. Sur le terrain, la cohabitation entre les deux contingents occidentaux était souvent difficile du fait de l’histoire des relations entre les deux pays. Avant le débarquement en Crimée, il avait été convenu qu’un commandant français dirigerait les opérations si des contingents des deux pays étaient engagés, mais cet accord ne fut jamais appliqué. Les décisions étaient donc prises après des échanges souvent laborieux entre les deux états-majors, et il arrivait parfois que le commandant en chef des troupes britanniques, Lord Raglan, qui avait perdu un bras lors de la bataille de Waterloo, désignât les Français et non les Russes comme étant l’ennemi. Les combats sont suivis de près dans les capitales, via un télégraphe amené sur place et relié au réseau européen au niveau de Bucarest. Côté russe, une ligne construite par Werner von Siemens et Johann Georg Halske part en direction de Sébastopol, mais lorsque les hostilités sont déclenchées, elle n’a encore relié que Simferopol.

Sur le front du Danube et après l’accalmie hivernale, le tsar était déterminé à progresser le plus rapidement possible en direction de Constantinople avant l’arrivée des troupes anglo-françaises. Le point de départ de cette offensive était la prise de la forteresse de Silistra, sur le Danube, et Nicolas Ier espérait que cette victoire entraînerait le soulèvement des Bulgares contre les Ottomans. L’attaque russe déclenchée le 19 mars fut cependant rapidement stoppée par la forte résistance ottomane et par le terrain marécageux. De leur côté, les Britanniques et les Français étaient en désaccord sur la stratégie à suivre et une série de réunions fut organisée à Paris entre les deux états-majors. Les premiers défendaient un  regroupement des forces dans la péninsule de Gallipoli suivi d’une progression prudente vers le nord tandis que les seconds voulaient un débarquement à Varna à proximité du front pour pouvoir s’opposer à une offensive russe vers Constantinople Cette dernière option l’emporta : 30 000 Français et 20 000 Britanniques se déployèrent à la fin du mois de mai en Dobroudja par le port de Varna, vivant sur le pays. Dans le Caucase, les Ottomans — dont 20 000 hommes étaient morts de faim et de maladies durant l’hiver — avaient adopté une stratégie défensive et ce furent les Russes qui prirent l’initiative d’une offensive à la fin du mois de juin. La progression fut rapide et le 5 août, Vasili Bebutov écrasa une armée ottomane deux à trois fois plus nombreuse à Kurekdere non loin d’Alexandropole. Si le général russe s’était lancé à la poursuite de ses adversaires en déroute, il aurait probablement pu s’emparer de la grande forteresse ottomane de Kars à une vingtaine de kilomètres ; son objectif était cependant de tenir le Caucase et, le front étant revenu à sa position d’avant-guerre, Bebutov consolida ses positions et la région ne vit pas d’autres combats d’envergure jusqu’à l’année suivante. À l’inverse, les affrontements autour de Silistra redoublèrent d’intensité en mai et en juin mais la forteresse résista malgré de nombreux assauts et un important bombardement. L’arrivée des forces anglo-françaises et l’attitude de plus en plus hostile de l’Autriche qui avait massé 100 000 hommes à sa frontière convainquirent le tsar de la nécessité de se replier et le siège fut abandonné le 23 juin.

Les Ottomans se lancèrent alors à la poursuite des troupes russes démoralisées et se livrèrent à de nombreuses exactions contre la population chrétienne180,181. Profitant du retrait russe, les Autrichiens entrèrent dans les principautés roumaines et avancèrent jusqu’à Bucarest pour s’interposer et stopper la progression ottomane. Même si cette participation  autrichienne à l’éviction de la domination russe satisfaisait les Français et les Britanniques, ils se demandèrent si tous les efforts fournis pour acheminer les troupes jusqu’en Bulgarie n’avaient pas été inutiles. De fait, ces dernières n’avaient pas tiré un seul coup de feu depuis leur arrivée tandis que l’ennui et le climat chaud avaient engendré une forte alcoolisation qui déplaisait vivement aux gens du pays et provoquait de nombreux incidents. Par ailleurs, le choléra fit son apparition et au moment du départ pour la Crimée, 7 000 soldats y avaient succombé et près du double était hospitalisé. Le Cabinet britannique était cependant déterminé à infliger une sévère défaite à la Russie. Plusieurs opérations navales franco-britanniques furent organisées durant l’été. Pour empêcher les attaques des corsaires russes en Extrême-Orient, les Alliés organisèrent un débarquement à Petropavlovsk mais l’opération tourna au fiasco en raison de la défense russe et de la mauvaise connaissance de la région. Dans le même temps, le port d’Odessa fut sévèrement endommagé par un bombardement naval le 28 avril tandis qu’une petite escadre franco-britannique attaquait des positions russes en mer Blanche en 1854 et en 1855. En mer Baltique, l’amiral Charles Napier et le général Achille Baraguey d’Hilliers s’emparèrent la forteresse de Bomarsund et tentèrent de menacer la capitale russe de Saint-Pétersbourg mais les puissantes fortifications de Kronstadt et de Sveaborg se révélèrent inexpugnables. Les résultats sur mer étant décevants, il fut décidé d’attaquer la Crimée et la base navale de Sébastopol où se trouvait la flotte russe de la mer Noire ; l’objectif était de prendre la ville, de détruire le port et les navires et de rembarquer le plus rapidement possible avant l’hiver. Les Français étaient peu convaincus par ce plan et estimaient que cette attaque servirait plus les intérêts maritimes du Royaume-Uni que ceux de la France. Ces réserves furent néanmoins balayées par les deux gouvernements désireux de satisfaire leurs opinions belliqueuses et d’éviter que le groupe expéditionnaire ne soit décimé par le choléra.

La décision d’attaquer la Crimée fut prise, sans véritable préparation. Les commandants alliés ne disposaient d’aucune carte de la péninsule, et ignoraient l’importance des défenses russes. Par ailleurs, la lecture de récits de voyages les avaient convaincus que le climat y était doux, ce qui, associé à la croyance en une victoire rapide, les fit négliger les préparatifs pour un combat hivernal.

De leur côté, les soldats n’avaient pas été informés de leur destination et certains pensaient qu’ils seraient déployés dans le Caucase. Même après avoir pris la mer, le lieu de l’attaque faisait débat, mais il fut décidé de débarquer le 14 septembre dans la baie de Kalamita près d’Eupatoria à 45 kilomètres au nord de Sébastopol. Si le débarquement français fut achevé en moins d’une journée, celui des Britanniques fut particulièrement chaotique, et il dura près de cinq jours. Ce retard réduisit les chances de succès d’une attaque surprise contre Sébastopol et l’avancée vers le sud ne débuta que le 19 septembre.

Parallèlement aux opérations terrestres de la péninsule de Crimée, une campagne navale d’envergure a été engagée en mer d’Azov juste après que la péninsule de Kertch, où se trouvaient d’importants dépôts de ravitaillement et de munitions russes, ait été occupée à la mi-mai 1855 par les Alliés : une escadre franco-britannique a du 25 mai au 22 novembre 1855, de façon parfaitement planifiée, attaqué méthodiquement toutes les installations stratégiques russes de la mer d’Azov en les détruisant ou les endommageant gravement. Seules les villes d’Azov et de Rostov, protégées par les défenses de l’embouchure du Don, ont été épargnées.

La chute de Sébastopol fut célébrée par d’importantes manifestations  populaires à Londres et à Paris, car beaucoup considéraient que cela signifiait la fin de la guerre. Le tsar n’était cependant pas prêt à demander la paix et rappela le précédent des guerres napoléoniennes : « deux ans après l’incendie de Moscou, nos troupes victorieuses étaient à Paris ». Il planifia une offensive dans les Balkans pour 1856, même si les annonces de la poursuite du conflit étaient essentiellement destinées à saper la cohésion des Alliés entre des Français, désireux de mettre un terme aux combats après la victoire de Sébastopol, et des Britanniques voulant affaiblir la puissance russe au-delà de la Crimée, notamment en Baltique. Pour les troupes, cela signifiait passer un deuxième hiver sur place et, malgré la fin des combats, cela fut particulièrement éprouvant pour les Français dont la situation sanitaire échappait à tout contrôle. Par rapport à l’hiver précédent, la situation des deux alliés s’était inversée : les Britanniques avaient tiré les leçons de leurs erreurs et amélioré leur organisation médicale et logistique, en s’inspirant fréquemment des Français, tandis que ces derniers avaient laissé leurs standards décliner. Les rapports de  l’inspecteur-général Michel Lévy étaient tellement alarmants, que le ministre de la Guerre Jean-Baptiste Philibert Vaillant lui demanda de ne plus en faire.

Durant les trois premiers mois de l’année 1856, entre 24 000 et 40 000 soldats français moururent de maladie, principalement du typhus et du choléra. Le succès de la prise de Sébastopol et le contrôle de la presse éclipsèrent en grande partie les souffrances des troupes mais elles rendaient difficiles une poursuite de la guerre.

De son côté, Alexandre II chercha à remporter une victoire pour renforcer sa position lors des négociations de paix à venir et il accrut la pression dans le Caucase. Depuis le mois de juin, le général Nikolaï Mouraviev assiégeait la forteresse ottomane de Kars et sa prise ouvrirait la voie vers Erzurum et l’Anatolie. Les attaques russes se heurtèrent néanmoins à la résistance acharnée des défenseurs commandés par le général britannique William Fenwick Williams. La fin du siège de Sébastopol permit à Omer Pacha de redéployer en octobre ses unités en Géorgie mais leur progression vers Kars fut difficile et la garnison épuisée se rendit le 22 octobre. Pour le tsar, la prise de Kars contrebalançait la perte de Sébastopol et il ouvrit des négociations de paix avec la France et l’Autriche. Lord Palmerston n’était cependant pas de cet avis et continuait de défendre une prolongation de la guerre pour réduire la puissance russe. Une expédition anglo-française s’empara ainsi des fortifications russes de la péninsule de Kinburn (Kınburun en tatar) aux bouches du Dniepr le 17 octobre. Les Français, qui avaient fourni la plus grande part de l’effort militaire, étaient épuisés et Napoléon III craignait la colère populaire. Soutenu par l’Autriche, l’empereur présenta en octobre des propositions de paix basées sur les Quatre Points de 1854 mais le tsar les rejeta en avançant que l’agitation sociale provoquée en France par la poursuite de la guerre pousserait les Alliés à être plus conciliants. L’entrée de la Suède dans le camp des Alliés le 21 novembre ne le fit pas changer d’avis, de même que les avertissements de son oncle, le roi Frédéric-Guillaume IV de Prusse. Il céda finalement le 16 janvier 1856 après que l’Autriche ait menacé de rompre ses relations diplomatiques avec la Russie s’il refusait de s’asseoir à la table des négociations.

La conférence de paix débuta au ministère des Affaires étrangères français à Paris le 25 février 1856. Le choix de ce lieu marquait le renouveau de l’influence française en Europe, d’autant plus que l’exposition universelle organisée sur les Champs-Élysées s’était achevée trois mois plus tôt. Après un hiver de discussions, la plupart des points problématiques avaient été résolus mais Lord Palmerston continuait à défendre un traité punitif envers la Russie qui devrait notamment abandonner ses possessions dans le Caucase et en Asie centrale. Cela ne convenait pas à Napoléon III qui désirait ardemment la paix et avait besoin du soutien, ou du moins de la neutralité, de la Russie pour ses plans en Italie. L’empereur français était ainsi favorable à ce que la Russie rétrocède Kars en échange du maintien de sa souveraineté sur la Bessarabie (Moldavie orientale) qui lui donnait accès aux bouches du Danube. Les Autrichiens et les Britanniques étaient cependant opposés à toute concession sur ce point et dans le Boudjak, perdu par l’Empire ottoman au traité de Bucarest (1812), une bande de territoire fut rendue à la principauté de Moldavie comme « État-tampon » entre Russes et Turcs. La perte de cette bande de terre au profit de la Moldavie et des bouches du Danube au profit de l’Empire ottoman fut vécue comme une humiliation par les Russes car il s’agissait de la première fois depuis le xviie siècle qu’ils devaient rendre des territoires qu’ils avaient auparavant conquis. Kars fut rétrocédé sans contrepartie et le principe de démilitarisation de la mer Noire fut approuvé.

Dans les principautés roumaines, les Habsbourg était opposés à toute création d’un État-nation roumain qui pourrait encourager les aspirations irrédentistes des Roumains de l’empire d’Autriche. Quant à la protection des habitants chrétiens de l’Empire ottoman, les puissances alliées firent pression sur Abdülmecid Ier pour qu’il adopte le rescrit impérial de 1856 garantissant l’égalité de tous ses sujets, quelle que soit leur religion. Le texte poussa les Russes à revendiquer une « victoire morale » d’autant plus que les négociations à Paris restaurèrent le statu quo sur la gestion des lieux saints, qui avait été le prétexte initial de la guerre de Crimée.

Les questions sensibles ayant été réglées avant l’ouverture du congrès de Paris, les travaux se déroulèrent rapidement et la signature du traité de paix eut lieu le 30 mars. L’annonce fut saluée par des manifestations de joie dans toute la ville, et un défilé militaire fut organisé le lendemain sur le Champ-de-Mars en présence de Napoléon III et de dignitaires étrangers. À l’inverse, il n’y eut pas de grandes festivités en Grande-Bretagne où il était considéré que la paix était arrivée, avant que les Britanniques n’aient remporté une victoire équivalente à celle des Français à Sébastopol, et où beaucoup étaient en colère contre l’incompétence de l’état-major. Les Alliés reçurent six mois pour évacuer Sébastopol, mais même si ce délai paraissait court, étant donné la quantité de matériel acheminée sur place, Codrington rendit le contrôle de la ville le 12 juillet, non sans avoir au préalable dynamité les docks et les fortifications. En revanche, il ne fit rien pour venir en aide aux Tatars qui avaient pourtant soutenu les Alliés, et qui se retrouvaient à présent à la merci des Russes. Les pressions exercées par ces derniers provoquèrent l’immigration d’environ 200 000 personnes vers la Dobroudja, restée ottomane, entre 1856 et 1863. Dans le même temps, des chrétiens orthodoxes de Dobroudja s’installèrent dans le Boudjak moldave et en Crimée russe, tandis que des Arméniens et des Pontiques d’Anatolie émigraient en Transcaucasie russe. Dans le Caucase, les Russes continuèrent à lutter contre Chamil qui, abandonné par les puissances occidentales et les Ottomans, se rendit au général Alexandre Bariatinsky le 25 août 1859.

Les Russes entreprirent ensuite un véritable « nettoyage ethnique » à l’encontre des Circassiens et des autres populations musulmanes qui entraîna la fuite ou l’expulsion de plus d’un million de personnes vers l’Empire ottoman.

Source : Wikipédia.

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