Félix Houphouët-Boigny, père de l’indépendance de la Côte d’Ivoire.

Félix Houphouët-Boigny (serait né Dia Houphouët le 18 octobre 1905 à N’Gokro (Yamoussoukro) selon la biographie officielle – mort le 7 décembre 1993), surnommé « le sage » ou même « Nanan Boigny » ou « Nanan Houphouët » ou encore « Le Vieux » (au sens africain du terme), est le « père » de l’indépendance de la Côte d’Ivoire.

Successivement chef traditionnel, médecin, planteur, dirigeant syndical, député en France, ministre de gouvernements français, président de l’Assemblée nationale ivoirienne, maire d’Abidjan, Premier ministre ivoirien et premier président de la Côte d’Ivoire de 1960 à 1993, Félix Houphouët-Boigny tient un rôle de premier ordre dans le processus de décolonisation de l’Afrique, et domine jusqu’à la fin de sa vie, la scène politique de son pays natal.

Partisan de la Françafrique, il parvient de cette façon à développer économiquement la Côte d’Ivoire, notamment dans le secteur agricole, faisant de son pays un îlot de prospérité dans un continent miné par la pauvreté ; on parle alors de « miracle ivoirien ». Mais si l’exportation de cacao et de café a fait la richesse de la Côte d’Ivoire, elle a également provoqué des difficultés dans les années 1980, après la chute brutale des cours des matières premières. Dès lors, son régime dominé depuis l’indépendance par un parti unique, le PDCIa, miné par une corruption endémique, devient de plus en plus insupportable pour la population touchée de plein fouet par la crise économique.

Toutefois, cette coopération avec la France ne s’arrête pas au seul plan économique. S’appuyant sur les réseaux d’influence français en Afrique de Jacques Foccart, proche du général de Gaulle, il mène une politique qui se traduit par un soutien inconditionnel et mutuel des deux pays, permettant à la France de garder, entre les influences des États-Unis et de l’Union soviétique, le contrôle de son « pré carré » pendant la guerre froide. En échange, Félix Houphouët-Boigny, l’homme de la France en Afrique, se taille une place toute particulière sur la scène africaine, notamment en Afrique francophone et dans le golfe de Guinée, où son influence fut grande. Sa fortune était estimée entre 7 et 11 milliards de dollars.


Félix Houphouët-Boigny naît, selon sa biographie officielle, le 18 octobre 1905 à N’Gokro. Toutefois, un doute subsiste sur l’exactitude de cette date ; chez les Baoulés, l’état civil n’existait pas encore à l’époque et il est donc fort probable que sa naissance soit antérieure à 1905.

Originaire d’un petit royaume akouè polythéiste, il est le fils d’un dénommé Houphouët4 qui lui donne à l’origine comme prénom Dia, pouvant signifier dans sa langue, prophète ou magicien. Le nom de son père provient du baoulé ufuɛ. Ce nom expiatoire est donné aux enfants nés aux abords d’un village ou dans une famille où plusieurs enfants sont morts successivement avant sa naissance5. De son nom d’origine Dia Houphouët, il y ajoute postérieurement le nom Boigny signifiant le bélier en baoulé. Dia Houphouët-Boigny est le petit-neveu de la reine Yamousso et du chef du village, Kouassi N’Go. Lorsque ce dernier est assassiné en 1910, le jeune Dia est appelé à lui succéder à la tête de la chefferie4. En raison de son jeune âge, son beau-père Gbro Diby (son père étant déjà mort) devient régent.

Président Houphouët-Boigny, carte maximum, Cote d’Ivoire, 1961.

Compte tenu de son rang, l’administration coloniale décide de l’envoyer à l’école du poste militaire de Bonzi situé près du village puis, en 1915, à l’école primaire supérieure de Bingerville, ce malgré les réticences de sa famille4. Cette même année à Bingerville, il se convertit au christianisme, considérant cette religion comme le signe de la modernité et un obstacle à l’islamisation : il se fait baptiser Félix.

Brillant élève, il intègre, en 1919, l’École normale William Ponty où il obtient son diplôme d’instituteur6 et enchaîne, en 1921, avec l’École de médecine de l’Afrique-Occidentale française dont il sort major[pas clair] en 19252. Ces études de médecine étant enseignées de manière incomplète par le colonisateur, Houphouët ne peut prétendre qu’à la carrière d’un « médecin africain », médecin au rabais.

Un cacaoyer avec les gousses de fruits à différents stades de maturation.
Le 26 octobre 1925, Houphouët commence sa carrière en tant que médecin-auxiliaire à l’hôpital d’Abidjan où il fonde une « Amicale » regroupant le personnel médical indigène. L’entreprise tourne court ; l’administration coloniale voit d’un très mauvais œil cette association qu’elle assimile à une formation syndicale et décide de le muter, le 27 avril 1927, au service de Guiglo où les conditions sanitaires sont particulièrement éprouvantes. Toutefois, faisant preuve de véritables aptitudes professionnelles, il est promu à Abengourou, le 17 septembre 1929, à un poste réservé, jusque-là, aux Européens.

À Abengourou, Houphouët est confronté aux injustices dont sont victimes les cultivateurs de cacao indigènes exploités par les colons. Décidé à agir, il prend la tête, en 1932, d’un mouvement de planteurs africains hostile aux grands propriétaires blancs et à la politique économique du colonisateur qui les favorise. Le 22 décembre, il rédige, sous un pseudonyme, un article engagé « On nous a trop volés » qui paraît dans un éditorial socialiste publié en Côte d’Ivoire, le « Trait d’union ».

L’année suivante, Houphouët est appelé à prendre ses fonctions de chef de village6 mais, préférant poursuivre sa carrière, se désiste en faveur de son frère cadet Augustin. Cependant, afin de se rapprocher de son village, il obtient sa mutation à Dimbokro le 3 février 1934 puis à Toumodi le 28 juin 1936. Si jusque-là, Houphouët a fait preuve de réelles qualités professionnelles, son attitude déplait ; en septembre 1938, son chef de service lui demande de choisir entre son poste de médecin et son engagement dans la politique locale. Le choix est fait en 1939, son frère décède, il lui succède à la tête du royaume.

En devenant chef, Houphouët devient l’administrateur du canton d’Akouè, représentant trente-six villages. Il reprend également en charge la plantation familiale qui est alors l’une des plus importantes du pays, et parvient à la développer en diversifiant les cultures de caoutchouc, de cacao et de café ; il devient ainsi un des plus riches planteurs africains.

Le 3 septembre 1944, il fonde, en accord avec l’administration coloniale, le Syndicat agricole africain (SAA) dont il devient le président. Regroupant les planteurs africains mécontents de leur sort, le SAA, anticolonialiste et antiraciste, revendique de meilleures conditions de travail, une hausse des salaires et l’abolition du travail forcé. Ce syndicat rencontre rapidement le succès et reçoit l’appui de près de 20 000 planteurs, ce qui déplait fortement aux colons qui vont jusqu’à porter plainte contre Houphouët. L’écho de ce syndicat est tel qu’il se rend, au début de 1945, à Dakar pour expliquer la démarche du SAA à Pierre Cournarie, gouverneur général de l’AOF.

En octobre 1945, Houphouët est projeté sur la scène politique ; le gouvernement français, décidé à faire participer ses colonies à l’assemblée constituante, organise l’élection de deux députés en Côte d’Ivoire : l’un représentant les colons, l’autre les autochtones. Houphouët se présente et, grâce aux nombreux soutiens qu’il a acquis par son action syndicale, est élu au premier tour avec plus de 1 000 voix d’avance. Malgré cette victoire, l’administration coloniale décide d’organiser un second tour, le 4 novembre 1945, qu’il remporte avec 12 980 voix sur 31 081 suffrages exprimés. Pour son entrée en politique, il décide d’ajouter Boigny, signifiant « bélier » (symbole de son rôle de meneur) à son patronyme, devenant ainsi Félix Houphouët-Boigny.

À la suite de l’adoption, le 23 juin 1956, de la loi-cadre Defferre donnant l’autonomie aux colonies africaines, une élection territoriale est organisée en Côte d’Ivoire le 3 mars 1957, au cours de laquelle le PDCI remporte une victoire écrasante24. Houphouët-Boigny, qui occupait déjà les fonctions de ministre en France, de président de l’Assemblée territoriale depuis 1953 (ayant succédé à Victor Capri Djédjé) et de maire d’Abidjan depuis novembre 195624, décide de placer à la vice-présidence de la Côte d’Ivoire Auguste Denise25, même s’il reste, pour Paris, le seul interlocuteur de la colonie.

Le 7 avril 1957, le chef du gouvernement du Ghana, Kwame Nkrumah, en déplacement en Côte d’Ivoire, appelle toutes les colonies d’Afrique à prendre leur indépendance26 ; Houphouët-Boigny lui rétorque alors :

« Votre expérience est fort séduisante… Mais en raison des rapports humains qu’entretiennent entre eux Français et Africains et compte tenu de l’impératif du siècle, l’interdépendance des peuples, nous avons estimé qu’il était peut-être plus intéressant de tenter une expérience différente de la vôtre et unique en son genre, celle d’une communauté franco-africaine à base d’égalité et de fraternité. »

Contrairement à de nombreux dirigeants africains qui réclament une indépendance immédiate, Houphouët-Boigny souhaite une transition en douceur au sein de l’« ensemble français » car, selon lui, l’indépendance politique sans l’indépendance économique ne vaut rien. Aussi, donne-t-il rendez-vous à Nkrumah dans dix ans afin de voir lequel des deux eut choisi la meilleure voie.

Tout naturellement, il fait campagne pour le « oui » lors du référendum pour la Communauté franco-africaine, proposé par de Gaulle le 28 septembre 1958. Seul son protégé guinéen, Ahmed Sékou Touré ose dire « non » préférant, à l’inverse d’Houphouët-Boigny, « la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage ». Malgré ce succès, la communauté franco-africaine s’écroule peu de temps après, poussée par la fédération du Mali qui souhaite l’indépendance. Le 7 août 1960, Houphouët proclame à contrecœur, l’indépendance de la Côte d’Ivoire.

Houphouët-Boigny prend officiellement la tête du gouvernement ivoirien le 1er mai 1959. Il ne souffre d’aucune opposition en ce qui concerne les partis rivaux, le PDCI les ayant tous neutralisés en 1957 (devenant de facto unique)24, mais il est en revanche, confronté à une opposition interne. Des nationalistes radicaux, menés par Jean-Baptiste Mockey, se dressent ouvertement contre sa politique francophile. Pour résoudre ce problème, Houphouët-Boigny décide de se débarrasser de cet opposant en fomentant, en septembre 1959, le « complot du chat noir » où Mockey, accusé d’avoir tenté de l’assassiner avec des fétiches maléfiques, est exilé.

En 1960, Houphouët-Boigny se lance dans la rédaction d’une nouvelle constitution. Il s’inspire de la constitution américaine qui établit un exécutif puissant, et de la constitution française de 1958 qui limite certains pouvoirs du législatif. Il transforme donc l’Assemblée nationale en une simple chambre d’enregistrement votant les lois et le budget ; les députés sont désignés directement par lui, et le PDCI, totalement inféodé au président, doit se contenter de servir comme simple intermédiaire entre les masses populaires et l’État.

Mais, malgré ces mesures, des protestations émanent encore de l’intérieur, principalement des Jeunesses du rassemblement démocratique africain de Côte d’Ivoire (JRDACI). Pour les faire taire, Houphouët-Boigny profite du putsch réalisé au Togo et qui ébranle toute l’Afrique francophone pour les accuser de « menées subversives d’inspiration communiste » ; trois ministres, sept députés et 129 autres personnes issus des JRDACI sont alors incarcérés. Toutefois, ce faux « complot de janvier 1963 » n’a pas le succès escompté puisqu’un fort sentiment d’injustice se développe, avec de nouvelles contestations. Houphouët-Boigny réagit en août 1963, cette fois-ci de façon beaucoup plus radicale. Les nouveaux « comploteurs » désignés sont les sympathisants communistes ivoiriens appuyés par les dirigeants africains progressistes (Kwame Nkrumah, Ahmed Ben Bella, Gamal Abdel Nasser), mais aussi les francs-maçons, les tenants du multipartisme, les anciens opposants au PDCI, les jeunes diplômés revenus de France imprégnés d’idéologie marxiste-léniniste, et certaines régions du pays qui exprimaient une certaine antipathie envers le régime (pays Sanwi et Bété de Gagnoa). Un climat de terreur s’abat sur la Côte d’Ivoire avec la création, le 26 août, d’une milice au service du parti regroupant 6 000 hommes, et l’arrestation, durant un an, de très nombreux « mauvais citoyens » dont sept ministres (Jean-Baptiste Mockey) et six députés. Houphouët-Boigny gouverne dès lors en dictateur. Les détails ne seront vraiment connus qu’en 1997, avec le livre de l’un des « comploteurs » Samba Diarra, Les Faux Complots d’Houphouët-Boigny.

Toutefois, ayant consolidé son pouvoir, il libère les prisonniers politiques en 1967. Il est réélu président à chaque élection sans aucune opposition.

Afin de déjouer toute tentative de putsch, le président ivoirien réduit au strict minimum les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI), créées le 27 juillet 1960. La défense est alors confiée aux forces armées françaises qui, par le traité de coopération en matière de défense du 24 avril 1961, stationnent à Port-Bouët et peuvent intervenir dans le pays à la demande d’Houphouët-Boigny ou lorsqu’elles considèrent que les intérêts français sont menacés. Elles interviennent ainsi lors des tentatives sécessionnistes organisées par les monarchistes du Sanwi en 1959 et 1969, puis, en 1970, lors de la création d’un groupement politique non autorisé, le Mouvement éburnéen mené par Kragbé Gnagbé, que le président ivoirien accuse de vouloir faire sécession.

Cette décennie est marquée par le développement de la RTI (Radiodiffusion télévision ivoirienne), radio et télévision rattachées au ministère des Forces armées.

Si Houphouët-Boigny était un dictateur, il n’était pas moins conscient des réalités du marché. Il opte pour le libéralisme économique afin de bénéficier de la confiance de nombreux investisseurs étrangers, notamment français. Les avantages accordés par son code des investissements de 1959, permettent aux entreprises étrangères de rapatrier jusqu’à 90 % de leurs bénéfices dans leur pays d’origine (les 10 % restants étant obligatoirement réinvestis en Côte d’Ivoire). Il développe également une politique de modernisation des infrastructures avec, notamment, l’édification du quartier d’affaires du Plateau à Abidjan (sur le modèle nord-américain) où des hôtels de luxe accueillent touristes et hommes d’affaires. Ainsi, la Côte d’Ivoire connaît une croissance de 11 à 12 % durant la période de 1960 à 1965. Le PIB, multiplié par douze (en volume constant) entre 1960 et 1978, passe de 145 à 1 750 milliards de francs CFA, tandis que la balance commerciale ne cesse d’enregistrer des excédents.

L’origine de cette réussite économique est née du choix du président de privilégier le secteur primaire au secondaire8. De cette manière, l’agriculture intensive connaît un développement fulgurant : entre 1960 et 1970, les cultures de cacao triplent leur production atteignant 312 000 tonnes, celles de café augmentent de moitié, passant de 185 500 à 275 000 tonnestandis que les exportations de bois passent entre 1950 et 1965 de 90 000 à 1 250 000 tonnes. Si ces derniers représentent 80 % des exportations de la Côte d’Ivoire, celles de bananes s’élèvent tout de même en 1965 à 150 000 tonnes et celles d’ananas à 40 000 tonnes. Par ailleurs, les cultivateurs du nord sont vivement encouragés à développer la culture du coton dans leur région. Toutefois, l’État ivoirien, par l’intermédiaire de la Caisse de stabilisation et de soutien des prix des productions agricoles (Caistab) qui garantit, chaque année, un prix d’achat minimum aux productions des planteurs (inférieur à ceux du marché mais jugé satisfaisant), se garde le monopole sur les exportations de café, de cacao et de coton. Des ressources considérables sont ainsi dégagées pour financer les projets nationaux.

Bien que n’étant pas le pilier de l’économie ivoirienne, le secteur secondaire connaît, lui aussi, un essor spectaculaire grâce à l’industrie légère, notamment dans l’agroalimentaire avec l’installation de minoteries, d’huileries et de conserveries, et dans la transformation avec la mise en place de filatures et de scieries13. Ainsi, entre 1960 et 1973, la production industrielle enregistre un taux de croissance annuelle moyen de 20 %, faisant passer sa part dans le PIB de 15 à 25 %. Le chiffre d’affaires de la grande et petite industrie passe alors, pour cette période, de 13,5 à 164 milliards de francs CFA, tandis que pour la période de 1973 à 1983, il est multiplié par 8,5, atteignant 1 170 milliards de francs CFA.

Cet essor économique modifie profondément le mode de vie des Ivoiriens13, entraînant une accentuation de l’exode rural et la hausse du revenu annuel moyen par ménage qui atteint 500 000 francs CFA en 1980. Une forte demande de céréales « modernes » émerge alors en Côte d’Ivoire, notamment en ce qui concerne le maïs et le riz ; cette nouvelle demande étant, comme partout en Afrique, assimilée à une promotion sociale13. Des efforts sont aussi enregistrés dans le domaine de l’éducation : en 1975, le taux de scolarisation pour l’instruction primaire était de 17,3 %, de 5,1 % pour l’instruction secondaire et de 0,5 % pour l’instruction supérieure ; en 1985, le taux d’alphabétisation était de 57,3 % pour les personnes âgées de plus de 15 ans.

Ces progrès, liés pour l’essentiel au domaine économique, font du pays d’Houphouët-Boigny, une réussite rare en matière de décolonisation, un îlot de prospérité dans la région du golfe de Guinée. La Côte d’Ivoire devient même un pays d’immigration pour la région : la forte main-d’œuvre étrangère (principalement burkinabé), nécessaire à la mise en œuvre et à l’entretien des plantations autochtones, représente dans les années 1980, plus du quart de la population ivoirienne.

Le « miracle ivoirien », comme on l’appelle, vaut à Houphouët-Boigny de gagner une image de « Sage de l’Afrique », tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Il est, alors, surnommé respectueusement « le Vieux ».

Selon le chef de ses gardes du corps en 1975 et 1977, il estimait que la colonisation avait été très positive : « Nous africains, devrions bénir la colonisation jusqu’à la fin des temps car sans la venue de blancs, nous continuerions de nous entre-tuer entre village distant de 15 km et nous vendre aux négriers…et mis heureusement fin à la traite des esclaves organisée par les Arabes ». Il déclarera également au journaliste Serge Bromberger « À l’Indépendance, nous n’avons pas hérité des nations. On a parlé de balkanisation de l’Afrique mais il faut reconnaître que ce n’est pas le colonisateur qui l’a balkanisée. Bien au contraire, il a essayé de nous rassembler, car l’indépendance nous a surpris en plein tribalisme ».

Toutefois, le système économique instauré en coopération avec la France est loin d’être sans défaut. La Côte d’Ivoire d’Houphouët connaît, en fait, une « croissance sans développement ». La croissance ivoirienne dépend des capitaux, initiatives et cadres fournis de l’étranger ; elle n’est donc pas autocentrée et auto-entretenue mais engendrée et entretenue de l’extérieur. Le modèle ivoirien ne débouche pas automatiquement sur du développement.

À partir de 1978, l’économie ivoirienne connaît un sérieux ralentissement du fait de la chute brutale des cours mondiaux du café et du cacao. Cette chute est cependant perçue comme une conjoncture passagère puisque ses impacts sur les planteurs sont atténués par la Caistab qui leur assure un revenu décent68. Dès 1979, afin d’enrayer la chute des prix, l’État tente de s’opposer à la tarification des matières premières par un boycott des cours mondiaux. Mais, appliquant seule cette résolution, la Côte d’Ivoire enregistre, entre 1980 et 1982, plus de 700 milliards de francs CFA de perte. Par ailleurs, la Côte d’Ivoire est victime, en 1983 et 1984, d’une sécheresse qui ravage près de 400 000 hectares de forêt et 250 000 hectares de café et de cacao. Pour faire face à cette situation, Houphouët-Boigny se rend en 1983, à Londres, pour négocier un accord sur le café et le cacao avec les négociants et les industriels ; mais, l’année suivante, ces derniers le rompent et laissent la Côte d’Ivoire s’engouffrer dans la crise.

Même la production de pétrole off-shore et l’industrie pétrochimique ivoiriennes développées dans le but d’alimenter la Caistab, sont touchées par la récession économique mondiale à la suite du contre-choc pétrolier de 1986. L’État, qui achète alors les récoltes des planteurs au double des prix pratiqués sur le marché, s’endette lourdement. En mai 1987, la dette extérieure atteint 10 milliards de dollars, obligeant Houphouët-Boigny à suspendre unilatéralement les remboursements de la dette. Refusant de brader son cacao, il gèle en juillet les exportations afin de forcer les cours mondiaux à augmenter. Mais, cet « embargo » échoue. En novembre 1989, il se résigne à liquider son énorme stock de cacao aux grands négoces. Gravement malade, il nomme un Premier ministre (poste inoccupé depuis 1960), Alassane Ouattara, qui instaure des mesures d’austérité.

Du temps de la croissance économique, un climat général d’enrichissement et de satisfaction permettait à Houphouët-Boigny de maintenir et de maîtriser les tensions politiques intérieures ; sa dictature débonnaire, où les prisonniers politiques sont quasi inexistants, est relativement bien acceptée par la population. Mais, à la fin des années 1980, la crise économique entraîne une sévère dégradation des conditions de vie des classes moyennes et des populations urbaines défavorisées ; selon la banque mondiale, la population vivant en deçà du seuil de pauvreté passe de 11 % en 1985 à 31 % en 1993. Malgré la prise de certaines mesures telles que la réduction du nombre de coopérants français qui passe de 3000 à 2000 en 1986, libérant ainsi mille postes pour de jeunes diplômés ivoiriens, le gouvernement ne parvient pas à endiguer la montée du chômage et la faillite de nombreuses entreprises.

De fortes agitations sociales secouent alors le pays, créant un véritable climat d’insécurité. L’armée se mutine en 1990 et 1992, et le 2 mars 1990 des manifestations contestataires sont organisées dans les rues d’Abidjan avec des slogans, jusque-là inédits, tels que « Houphouët voleur » et « Houphouët corrompu ». Ces manifestations populaires obligent le président à lancer une démocratisation du régime aboutissant, le 31 mai, à l’autorisation du pluralisme politique et syndical. Lors de l’élection présidentielle du 28 octobre 1990, le « vieux » est confronté, pour la première fois, à un adversaire, Laurent Gbagbo. Cela ne l’empêche pas, pour autant, d’être réélu pour un septième mandat avec 81,68 % des suffrages, au grand dam de son opposant du FPI qui, dénonçant une manipulation du Code de la nationalité, réclame la différenciation nette entre nationaux et étrangers émigrés, dans la mesure où ces derniers disposent pratiquement des mêmes droits civiques, politiques et sociaux que ces premiers, et offrent quasi automatiquement leurs suffrages à leur protecteur : Houphouët-Boigny. Gbagbo va même plus loin, en revendiquant une reconnaissance juridique des droits des nationaux sur la terre, remettant en cause les propriétés acquises, depuis des décennies, par les planteurs burkinabés dans l’Ouest et le Sud-Ouest forestier.

Les tensions vont atteindre leurs paroxysmes en 1991 et 1992. Lassé de devoir supporter une nouvelle manifestation étudiante, Houphouët-Boigny, qui avait déjà déclaré « Entre l’injustice et le désordre, je préfère l’injustice », envoie dans la nuit du 17 au 18 mai 1991, ses para-commandos occuper le campus de la cité universitaire de Yopougon. De nombreuses exactions y sont perpétrées par l’armée. Devant ces violences restées impunies, la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire organise à Abidjan, le 13 février 1992, une manifestation qui se termine par l’interpellation d’une centaine de personnes. Le 18, c’est au tour du FPI d’organiser à Abidjan, une manifestation qui dégénère en émeute, avec l’arrestation de 300 personnes dont Laurent Gbagbo et René Dégni-Ségui, président de la Ligue ivoirienne des droits de l’homme. Les deux hommes, condamnés le 6 mars à deux ans de prison ferme, sont amnistiés par Houphouët-Boigny le 24 juillet.

Dès 1977, une affaire de malversation, au sujet de la « surfacturation » de trois sucreries, ébranle le gouvernement. Aucun procès n’a lieu mais des mesures sont immédiatement prises. Le 23 juin 1977 une loi anti-corruption est adoptée, le 20 juillet 1977 neuf ministres sont limogés, et, en vue de moraliser la vie publique, Houphouët-Boigny fait don à l’État de ses plantations de Yamoussoukro. Lors des élections législatives de 1980, il permet aux électeurs de choisir parmi une multitude de candidats afin d’éliminer un certain nombre de barons du régime.

La corruption n’en est pas pour autant endiguée. Elle se fait même de plus en plus visible lors de la crise économique. En 1983, un nouveau scandale financier secoue la classe dirigeante au sujet de la LOGEMAD, un organisme d’État chargé de reverser à des particuliers les loyers des logements occupés par des fonctionnaires ; lors de cette affaire, il s’avère que cet organisme profite essentiellement aux responsables politiques qui, après avoir fixé des baux administratifs, récupèrent l’argent versé par l’État par le biais de logements leur appartenant.

Le président est, lui-même, impliqué dans cette affaire puisque sa famille touche, de cette manière, 6 700 000 Francs CFA par mois de l’État. D’ailleurs, durant sa présidence, il profite très largement des richesses de la Côte d’Ivoire puisqu’à sa mort en 1993, sa fortune personnelle est estimée entre sept et onze milliards de dollars. Au sujet de cette colossale fortune, il déclare en 1983 :

« Les gens s’étonnent que j’aime l’or. C’est parce que je suis né dedans »

Ainsi, le dirigeant ivoirien acquit une dizaine de propriétés en région parisienne (dont l’hôtel de Masseran dans le 7e arrondissement de Paris, rue Masseran, avec un parc de 8 590 m2), une propriété à Castel Gandolfo en Italie, et une maison à Chêne-Bourg en Suisse. Dans ce pays, il détient également des sociétés immobilières telles que SI Grand Air, SI Picallpoc ou Interfalco, et de nombreuses actions dans des bijouteries et horlogeries prestigieuses comme Piaget et Harry Winston. C’est aussi en Suisse qu’est placée sa gigantesque fortune dont il ne cache pas l’existence, bien au contraire :

« Quel est l’homme sérieux dans le monde qui ne place pas une partie de ses biens en Suisse. »

Outre cette corruption endémique et cette immense fortune, Houphouët s’adonne à des dépenses somptuaires. En 1983, la capitale est transférée dans son village natal à Yamoussoukro, officiellement pour soulager Abidjan. Il y construit, aux frais de l’État, de nombreux édifices jugés démesurés par certains à l’époque, tels qu’un Institut Polytechnique, fréquenté par des étudiants de toute l’Afrique de l’Ouest, ou bien un aéroport international. Le plus pharaonique projet est la Basilique Notre-Dame de la paix, de béton et d’acier, employant le plan classique de Saint-Pierre du Vatican, plus grand lieu de culte chrétien au monde. Financée sur ses fonds personnels, elle est réalisée entre 1985 et 1989 par le Libanais Pierre Fakhoury et la société française Dumez pour un coût total de 1 à 1,5 milliard de francs français. Il l’offre au pape Jean-Paul II qui la consacre le 10 septembre 1990.

Le déploiement d’un tel faste, alors même que l’économie nationale s’effondre, n’a pas l’effet escompté par Houphouët, sinon alimenter le mécontentement de la population.

Cette crise économique, sociale et politique englobe également le problème de sa succession à la tête de la Côte d’Ivoire. Depuis l’élimination en 1980 de son « dauphin » Philippe Yacé, qui était président de l’Assemblée nationale et donc « de plein droit président de la République » en cas de vacance du pouvoir, Houphouët-Boigny retarde autant qu’il peut la nomination officielle de son successeur. Sa santé, de plus en plus fragile, attise les convoitises entre ses différents « héritiers » potentiels qui se mènent, entre eux, une véritable guerre. Finalement, le Premier ministre Alassane Ouattara, qui assure l’essentiel du pouvoir depuis 1990 du fait des hospitalisations répétées du président à l’étranger, est écarté au profit de son protégé Henri Konan Bédié, président de l’Assemblée nationale. En décembre 1993, en phase terminale d’un cancer, le « vieux » est ramené d’urgence dans son pays afin qu’il y meure. Il est maintenu en vie artificiellement pour que les dernières dispositions soient mises au point concernant sa succession. En accord avec la famille, Félix Houphouët-Boigny est débranché le 7 décembre.

À la mort du Président, l’unité du pays, symbolisée par ses obsèques grandioses et consensuelles le 7 février 1994, est toujours maintenue. Une importante délégation française y assiste, composée de son ami le président François Mitterrand, du Premier ministre Édouard Balladur, des présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat, Philippe Séguin et René Monory, de Valéry Giscard d’Estaing, de Jacques Chirac, de son ami Jacques Foccart et de six anciens Premiers ministres.

La couverture médiatique de cette mort est importante. Jean-Karim Fall est le premier à annoncer la mort du président ivoirien.

Pour commémorer sa mort, le 7 décembre 1993, deux rues ont pris le nom de 7 décembre à Abidjan. Le boulevard du Sept-Décembre, à Koumassi, et son prolongement, la rue du Sept-Décembre à Marcory Zone 4.

Après sa mort, la Côte d’Ivoire est dirigée par Henri Konan Bédié mais ce dernier n’a ni sa carrure, ni son charisme. Il suscite par des rivalités personnelles avec Robert Guéï, Laurent Gbagbo et l’ancien Premier ministre Alassane Ouattara, la mise en place en 1995 du concept d’ivoirité. La « nation » ivoirienne prônée par Houphouët a ainsi évolué avec ses successeurs en un avatar xénophobe à l’origine du conflit politico-militaire ouvert en 2002.

Voir aussi cette vidéo :

Sources : Wikipédia, YouTube.

 

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