Ernst Jünger, écrivain.

Ernst Jünger, né le 29 mars 1895 à Heidelberg et mort le 17 février 1998 à Riedlingen, est un écrivain allemand.

En tant que contemporain et témoin de l’histoire européenne du XXe siècle, Jünger a participé aux deux guerres mondiales, d’abord dans les troupes de choc au cours de la Première Guerre mondiale, puis comme officier de l’administration militaire d’occupation à Paris à partir de 1941. Devenu célèbre après la publication de ses souvenirs de la Première Guerre mondiale dans Orages d’acier en 1920, il a été une figure intellectuelle majeure de la révolution conservatrice à l’époque de Weimar, mais s’est tenu éloigné de la vie politique à partir de l’accession des nazis au pouvoir. Jusqu’à la fin de sa vie à plus de cent ans, il a publié des récits et de nombreux essais ainsi qu’un journal des années 1939 à 1948 puis de 1965 à 1996. Parmi ses récits, Sur les falaises de marbre (1939) est l’un des plus connus1. Francophile et francophone, Ernst Jünger a vu son œuvre intégralement traduite en français et « […] fait partie, avec Günter Grass et Heinrich Böll, des auteurs allemands les plus traduits en France ». Figure publique très controversée à partir de l’après-guerre dans son pays, il a reçu le prix Goethe en 1982 pour l’ensemble de son œuvre.

Julien Hervier, qui a dirigé l’édition des Journaux de guerre de Jünger dans la Bibliothèque de la Pléiade, a écrit : « Si l’on voulait conclure sur Jünger, il faudrait avant tout éviter la facilité qui tend à accorder autant d’importance, sinon plus, à sa légende d’homme d’action, engagé dans la guerre, la politique et l’aventure, qu’aux milliers de pages de son œuvre d’écrivain ».


Ernst Jünger est l’aîné d’une famille de cinq enfants parmi lesquels son frère, Friedrich Georg, devient un de ses compagnons privilégiés. Leur père devient chimiste et pharmacien après avoir été l’assistant de Viktor Meyer à l’Université. Ernst se révèle assez vite rétif à la discipline scolaire. À l’âge de seize ans il rejoint le groupe de jeunesse Wandervogel (« les oiseaux migrateurs »), puis fugue à l’âge de dix-sept ans pour s’engager dans la Légion étrangère française. Il revient sur cette aventure vingt ans après dans le roman autobiographique Jeux africains publié en 1936.

Il a 19 ans et prépare son abitur lorsque l’empereur Guillaume II ordonne la mobilisation en août 1914. Il participe, comme de nombreux autres compatriotes, avec un enthousiasme teinté d’ardeur et d’effroi à la Première Guerre mondiale. Promu sous-officier, puis officier (lieutenant), il est blessé quatorze fois et reçoit, quelques semaines avant la fin de la guerre (22 septembre 1918), la plus haute décoration allemande accordée à un jeune officier de vingt-trois ans et demi, la croix « Pour le Mérite ».

Il raconte après guerre son expérience de la guerre des tranchées, comme simple soldat d’abord, puis comme officier des Sturmtruppen, ancêtres de commandos, dans le livre Orages d’acier publié à compte d’auteur en 1920 sur les conseils de son père8. Il y décrit notamment les horreurs vécues, mais aussi la fascination que l’expérience du feu a exercée sur lui. « La bataille des Éparges fut mon baptême du feu. Il était tout autre que je ne l’avais imaginé. J’avais pris part à une grande opération guerrière sans voir un seul de mes adversaires…». Ce livre connut un grand succès auprès du public et reste aujourd’hui encore son livre le plus lu. André Gide écrit : « Le livre d’Ernst Jünger sur la guerre de 14, Orages d’acier, est incontestablement le plus beau livre de guerre que j’ai lu, d’une bonne foi, d’une honnêteté, d’une véracité parfaites ». Il y décrit notamment la défaite de l’armée allemande, à l’encontre du mythe du coup de poignard dans le dos.

En 1922, il écrit Le Combat comme expérience intérieure (Der Kampf als inneres Erlebnis), à la fois roman et essai, où figurent, outre ses souvenirs de la Grande Guerre et l’effet sur l’âme des soldats de conditions de vie extrêmes dans les tranchées, ses premières réflexions philosophiques et politiques sur la bravoure et le pacifisme.

Jünger nourrit de son expérience de la guerre et du combat son analyse historique et politique de la situation allemande après la défaite. Il s’inscrit dans la « Kriegsideologie » qui anime de nombreux intellectuels au temps de la république de Weimar.

Après la défaite et sa démobilisation, il travaille un temps pour le ministère de la Reichswehr à Hanovre. Il collabore à la rédaction de manuels destinés aux troupes d’infanterie. Le 31 août 1923, il quitte l’armée et entame des études de sciences naturelles et d’entomologie à Leipzig. Il suit également des cours de philosophie auprès de Hans Driesch et Felix Krüger, et lit abondamment, notamment Nietzsche et Spengler. Il effectue plusieurs voyages d’étude de la zoologie à Naples dont un de février à avril 1925. Il quitte l’Université le 26 mai 1926. Il s’installe à son compte comme écrivain et journaliste politique. Il écrit alors dans diverses publications nationalistes « une bonne centaine d’articles en un lustre », celles des ligues d’anciens combattants notamment, et fréquente les cercles nationaux révolutionnaires, constitutifs d’un mouvement de pensée appelé la Révolution conservatrice sous la république de Weimar.

Jünger, carte maximum, Allemagne 1998.

Armin Mohler, spécialiste de la Révolution conservatrice, le classe parmi les nationaux-révolutionnaires, parmi lesquels il incarne, en compagnie notamment de Franz Schauwecker et Werner Beumelburg, le « nationalisme soldatique », né de l’expérience des tranchées. Il fréquente aussi bien Otto Strasser qu’Erich Mühsam et devient proche d’Ernst Niekisch, principal idéologue allemand du National-bolchévisme. Il devient une figure dans le milieu intellectuel nationaliste. Il publie en 1930 l’essai historico-politique intitulé La Mobilisation totale, et, en 1932, Le Travailleur, « couronnement des réflexions politiques de l’auteur » selon Louis Dupeux. Dans ces deux publications, le néo-nationalisme de Jünger s’exprime largement, dans une célébration de l’État, de la technique, comme force mobilisatrice, et du vitalisme. Walter Benjamin, très critique à l’égard de ses prises de position, voit en Jünger « le fidèle exécutant fasciste de la guerre des classes ». Pour Éric Michaud de l’EHESS, « c’est certainement lorsqu’il s’emploie à dessiner les traits de [la] figure rédemptrice [du Travailleur] que Jünger est au plus près du national-socialisme » en lui fournissant « les aliments de sa croissance et de son développement ».

Approché par le parti nazi du fait de son passé d’ancien combattant et de ses écrits patriotiques, il refuse toute participation et démissionne même de son club d’anciens du régiment en apprenant l’exclusion des membres juifs. Dès avril 1933, la Gestapo perquisitionne sa maison et il est surveillé en permanence par le régime. Il refuse le 18 novembre de la même année de siéger à l’Académie allemande de littérature où il a été élu le 9 juin. Il quitte Berlin pour Goslar. En 1936, il se retire à la campagne, à Überlingen tout d’abord, puis à Kirchhorst. Il entreprend dans les années qui suivent des voyages plus ou moins lointains (Norvège, Brésil, France, Rhodes).

En 1939, paraît ce que beaucoup de critiques considèrent comme son chef-d’œuvre, Sur les falaises de marbre, un roman allégorique souvent vu comme une dénonciation de la barbarie nazie. Cette allégorie dépasse la simple contestation du totalitarisme qui triomphait alors en Allemagne. Il s’agit d’une illustration subtile des forces à l’œuvre dans l’établissement d’un régime dictatorial. Le monde intemporel qui y est décrit dépasse le cadre factuel de son époque et fait ressentir l’enfermement intérieur sous le poids du monde extérieur. Cette publication irrite dans le camp nazi et le Reichsleiter Philipp Bouhler intervient auprès de Hitler, mais Jünger échappe à toute sanction du fait de la sympathie qu’éprouve le Führer pour le héros de la Première Guerre mondiale (titulaire de la croix Pour le mérite) et ses récits de guerre.

Jünger est mobilisé le 30 août 1939 dans la Wehrmacht avec le grade de capitaine. Il participe à la campagne de France puis, après la victoire des Allemands, Hans Speidel lui fait intégrer l’état-major parisien. Il dispose d’un bureau à l’hôtel « Majestic ». « Ce poste le met au cœur des intrigues et des tensions qui opposent le commandement militaire aux différentes unités du parti. » Il peut consacrer son temps libre à rédiger son Journal de guerre ainsi qu’un essai intitulé La Paix, appel à la jeunesse d’Europe et à la jeunesse du monde qu’il commence à rédiger dès l’automne 1941 et qui anticipe la nécessaire réconciliation des nations et l’indispensable construction européenne, essai « très imprégné de valeurs chrétiennes ».

Son journal, dont le premier volume Jardins et routes sort dès 1942 en allemand et en français, est un mélange d’observations de la nature, de comptes rendus de ses fréquentations littéraires dans les salons parisiens, dont celui de Florence Gould, et enfin de remarques d’une lucidité désabusée sur sa position d’officier en temps de guerre, par lesquelles il souligne la nécessité d’un certain retrait dans son monde intérieur : « de Paris, 30 juillet 1944. Une ondée me fait passer quelques instants au musée Rodin, que d’habitude je n’aime guère. (…) Les archéologues d’âges futurs retrouveront peut-être ces statues juste sous la couche des tanks et des torpilles aériennes. On se demandera comment de tels objets peuvent être si rapprochés, et on échafaudera des hypothèses subtiles. »

On retrouve également dans ses journaux son horreur de ce qui s’est emparé de l’Allemagne, sa haine de Hitler (qu’il ne désigne que sous le nom de Kniebolo) et de ses partisans (qu’il désigne du nom de lémures) et sa honte devant les étoiles jaunes qu’il croise dans les rues : « Je suis alors pris de dégoût à la vue des uniformes, des épaulettes, des décorations, des armes, choses dont j’ai tant aimé l’éclat. »

Il fait partie de l’entourage de Rommel qui a demandé à lire son essai La Paix. Il ne participe pas au complot à l’origine de l’attentat du 20 juillet 1944 contre Adolf Hitler, mais est dans le secret de sa préparation. « Je ne me consolerai jamais d’avoir brûlé après le 20 juillet le journal que je tenais à cette époque-là » écrit-il le 25 mai 1988. Il est démobilisé et rentre en Allemagne au cours de l’été 1944. Il se retrouve à la tête d’un groupe local du Volkssturm et, à l’arrivée des troupes anglaises et américaines, début avril 1945, il demande à ses hommes de ne pas résister. Il avait appris le 11 janvier 1945 que, le 29 novembre 1944, son premier fils âgé de 18 ans était tombé sous les balles des partisans dans les montagnes de Carrare en Italie centrale. « Depuis l’enfance, il s’appliquait à suivre son père. Et voici que, du premier coup, il fait mieux que lui, le dépasse infiniment. »

Après la capitulation, il est interdit de publication pendant quatre années à cause de son refus de se soumettre aux procédures de dénazification des alliés31. Dans l’Allemagne de l’après-guerre il devient plus que jamais une figure controversée. La polémique concerne essentiellement ses articles publiés dans des revues nationalistes de l’entre-deux-guerres, et l’influence qu’il aurait pu exercer sur l’intelligentsia nazie, notamment avec la publication en 1932 de son essai Le Travailleur.

De 1950 jusqu’à sa mort, il vit dans un petit village de Souabe, Wilflingen, et il voyage à travers le monde pour assouvir sa passion de l’entomologie, plus exactement pour les coléoptères, passion qui a fait l’objet du livre Chasses subtiles et de plusieurs passages importants de ses autres écrits. À Wilflingen, il emménage dans une vaste maison que lui loue un cousin du comte Stauffenberg impliqué dans l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler, maison qu’avait occupée quelques années plus tôt Pierre Laval alors que le gouvernement de Vichy en exil s’était replié à Sigmaringen. Comme le remarque Elliot Neaman : « Que Jünger ait élu domicile dans la maison du grand forestier où le principal collaborateur français Laval avait vécu est un exemple des nombreuses interactions ironiques entre la vie et la littérature générées par la guerre. Que le fils de Jünger ait été tué dans les carrières de marbre de Carrare en est une autre. »

Lui qui avait été jusqu’en 1933 une figure de la droite nationaliste défend après 1945 un individualisme anarchisant, radicalement hostile à l’État-Léviathan, avec ses essais Passage sur la ligne (1950) et Traité du rebelle (1951), puis son roman Eumeswil (1977). Dans ce roman, Jünger forge la figure de l’« anarque », qui prolonge celle du «banni à errer dans la forêt » (« Waldgänger ») décrite deux décennies plus tôt. Comme l’explique Patrick Louis : « L’Anarque a renoncé au combat, il a choisi l’émigration intérieure. Il se replie sur lui-même […] Son souci est son intimité, et parce qu’il ne s’engage pas, il pense préserver son intégrité. » Jünger a été en la matière influencé par la pensée de Max Stirner.

L’œuvre de Jünger semble devoir être considérée sous l’éclairage des expériences vécues par l’homme dans sa vie intime. Il est en particulier un des rares écrivains à avoir consacré une œuvre à l’ivresse au sens large, celle donnée par les drogues les plus diverses (éther, haschich, opium, cocaïne, LSD…) et les boissons traditionnelles (bière, vin, thé). L’auteur entend le mot ivresse au sens de modification de la perception des sens et du rapport au temps. Son expérience personnelle de ces substances est relatée dans l’essai Approches, drogues et ivresses (1970) qui n’est pas sans rappeler Du vin et du haschisch de Charles Baudelaire ou surtout Les portes de la perception d’Aldous Huxley. On n’a pas assez étudié l’intérêt fondamental de Jünger pour les coléoptères, objets d’étude de petite taille, s’opposant en cela à tous les « grands » objets auxquels l’homme se croit tenu de consacrer toute son énergie.

En 1982, l’attribution à Jünger du prix Goethe déclenche de violentes protestations en Allemagne et une polémique nourrie pendant plusieurs mois. Ces protestations émanent en majorité de la gauche en général et des Verts en particulier. Ces voix — qui se font entendre jusque devant les marches de l’église Saint-Paul de Francfort où a lieu la cérémonie de remise du prix le 28 août — n’acceptent pas que le prix allemand le plus prestigieux soit remis à une personne qui incarne à leurs yeux un passé militariste et anti-démocratique. Mais, contrastant avec cette manifestation nationale de rejet, son centième anniversaire, en 1995, est l’occasion de plusieurs célébrations officielles et il est invité à déjeuner au Palais de l’Élysée par le président François Mitterrand qui éprouve une grande admiration pour lui. Il s’est également lié après guerre avec Julien Gracq, qui a souvent exprimé l’admiration qu’il éprouve pour l’œuvre de Jünger et notamment pour Sur les falaises de marbre.

Le 26 septembre 1996, il se convertit au catholicisme. Après avoir été actif jusque dans les derniers jours de sa vie, il meurt dans son sommeil à l’aube du 17 février 1998 à l’hôpital de Riedlingen.

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Sources : Wikipédia, YouTube.

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